samedi 8 novembre 2014

Folie


















Je suis quelqu'un de très rationnel, de très construit. L'exaltation émotionnelle, ce n'est pas mon truc.

Ça me met à l'abri, semble-t-il, des états d'âme: depuis la petite déprime jusqu'au grand coup de blues et la plongée complète vers les abîmes.

Je pense que c'est lié, en partie, à mon ancrage quotidien dans les chiffres et les maths. Difficile de perdre pied là-dedans.


Mais ça, c'est ma façade. Je m'interroge aussi continuellement sur ma part d'ombre, sur tous ces rêves et toutes ces pensées inavouables qui m'assaillent sans cesse. On héberge tous en soi, comme le dit, de manière très juste, Emmanuel Carrère, un renard occupé à nous dévorer les entrailles et on vacille tous d'angoisse devant ce puits béant qui ouvre sur notre enfer. On meurt de trouille, on essaie tant bien que mal de survivre, dans la tension entre l'image de soi-même que l'on s'efforce d'afficher et cet enfer intérieur.

On se fait peur à soi-même: jusqu'où serais-je capable d'aller ? Serait-il possible qu'un jour, je disjoncte complètement ? Que je perde prise, que je ne sois plus capable de faire face aux exigences du réel ? Que je devienne même une criminelle ?


Je crois qu'on s'interroge tous, finalement, sur la part de folie qu'il y a en nous. Et on ne sait pas bien: est-ce que ça nous est consubstantiel, une potentialité réprimée en notre sein, un prolongement inexploré de notre identité, ou bien est-ce que c'est un autre monde, une altérité complète, quelque chose qui nous est complètement extérieur dans le quel on bascule tout à coup ?


C'est un débat qui a animé la pensée française au cours de ces dernières décennies. Il y a eu toute une vision romantique de la folie construite autour de l'anti-psychiatrie et de Michel Foucault. C'est même devenu une espèce d'évangile. La folie, ce serait l'effet d'un environnement pathogène, d'une société disciplinaire et surtout de sa répression par la logique rationnelle. Ce sont les institutions et la psychiatrie qui viennent brider la merveilleuse déraison et en fait, il faudrait renverser les perspectives, libérer la folie. Parce qu'en fait, la folie n'existerait pas en tant que telle dans la personne mais elle ne serait que le fruit d'une société déshumanisée et normalisatrice.


C'est séduisant mais je ne suis pas convaincue. Je ne sais pas, je n'y connais rien, je suis radicalement incompétente mais j'ai quand même l'impression qu'il n'y aura jamais de folie heureuse. Quoi qu'en disent, aujourd'hui, tous les professeurs de bonheur, l'humaine condition, ce n'est pas la béatitude et la jouissance, c'est plutôt l'angoisse et la culpabilité, ces vilaines choses dont on ne veut plus aujourd'hui entendre parler. 


Il faudrait, dit-on, être positif mais la plénitude, l'accomplissement, on ne connaît jamais ça. Ce qui nous constitue, c'est plutôt la duplicité, la division. On vit dans un tiraillement perpétuel, un écartèlement qui nous renvoie, sans cesse, d'un pôle à l'autre de notre personnalité: entre notre façade sociale, aimable et policée, et notre part d'ombre, notre enfer qui nous fait trembler d'angoisse. En réalité, pour survivre en société, on se plaît à travestir son identité, à mentir à soi et aux autres tout en proclamant son absolue sincérité. 


Cette part d'ombre, cette part maudite, elle n'est vraiment pas belle à voir mais elle est absolument inéchangeable, on ne pourra jamais la convertir en pensées heureuses et pacifiques. Moi, je le sais bien: aussi intégrée que je sois à la société française, une typique bobo parisienne, je sais que ma vie criminelle, ma vie crapuleuse, viendra toujours me hanter; je me sentirai toujours au bord d'un précipice, dévorée par la crainte et l'angoisse.

La souffrance humaine, jamais on ne l'éradiquera. La mort, la culpabilité, l'angoisse, on ne peut s'y dérober.

On ne se réconciliera, d'ailleurs, jamais avec soi-même, parce qu'on vit dans un inassouvissement perpétuel. Et c'est peut-être justement ça, cette incomplétude, qui est bien. C'est avec ça qu'il faut qu'on arrive à composer dans notre vie.

Ce qui nous anime, c'est le conflit, la dissonance, la fêlure.


L'angoisse, l'inquiétude, c'est notre condition première.

Cette détresse, elle est massive, je ne saurais la décrire. 



Alors, j'essaierai simplement de la traduire en chiffres; les chiffres, c'est ce qui me parle, vraiment, à moi. Comme ça, il y aurait, en France, à l'échelle d'une année ou en photographie instantanée :

100 000 personnes hospitalisées en psychiatrie.

12 000 suicides mais dix fois plus de tentatives: 120 000.

70 000 jeunes et 170 000 adultes seraient atteints d'anorexie mentale.  

150 000 jeunes et 250 000 adultes souffriraient de boulimie.

15 000 personnes "disparaîtraient" chaque année, de leur plein gré ou accidentellement.


16 millions de fumeurs

550 000 fumeurs quotidiens de cannabis
500 000 expérimentateurs de d'héroïne
400 000 expérimentateurs de cocaïne

5 millions de personnes auraient une consommation excessive d'alcool dont 2 millions seraient dépendants.

25 % des Français, soit environ 16 millions de personnes seraient sous anxiolytiques ou anti-dépresseurs.

65 000 personnes incarcérés dont 20 % pour motifs d'agression sexuelle

75 000 viols, 200 000 tentatives de viol

700 crimes, 1500 tentatives de meurtre.


Pour illustrer le thème de la folie, évidemment le peintre norvégien Edward Munch (1863-1944), célébrissime auteur du "Cri".

Ses peintures sont archi-connues, mais peut-être moins ses lithographies. C'est donc elles que j'ai ici choisies. 

Enfin, si vous vous intéressez à l'histoire de la folie, je vous conseille non pas Michel Foucault, mais Michel Quétel: "Histoire de la folie - de l'Antiquité à nos jours".

2 commentaires:

Myrto-Myrta a dit…

Réflexion intéressante chère Carmilla.

L'être humain est effectivement pourri à la moelle et sa façade policée n'est qu'un verni très très fin — nul besoin de pousser des hauts cris ou de pouffer ironiquement en se resservant du thé. Poussé dans ses retranchements, chacun d'entre nous est capable des pires horreurs et la limite n'est jamais très loin.

Tu parles aussi justement de l'aspect romantique de la folie en tant que posture d'exaltation de l'altérité et d'originalité artistique. Antonin Artaud est une personnalité emblématique de cet aspect, il en a fait la marque spécifique de son oeuvre même s'il vivait d'authentiques états psychiatriques comme on dit.

J'ai moi-même été internée de force et cette vision romantique de la folie ça me fait bien rire, c'est un réflexe bourgeois pour se protéger de la vraie folie que chaque être humain sent confusément en lui.

La véritable folie fait peur et c'est bien pour cela que l'arme ultime pour faire du mal à quelqu'un est de le faire passer pour fou, c'est-à-dire de lui arracher la maîtrise de soi en déclarant avec assurance (très important, l'assurance, ça prouve la normalité) qu'il n'a plus toutes ses "facultés mentales", qu'il ne peut plus se contrôler, se comporter "normalement" donc.

Dès lors qu'on a réussi à officiellement vous faire passer pour fou les signes extérieurs ne comptent plus : vous pouvez vous conduire de la manière la plus banale et la moins suspecte possible, le personnel psychiatrique soupçonnera tout et n'importe quoi. Chaque mot, chaque geste sera interprété sous l'angle de l'anormalité. L'administratif reprend le dessus.

De plus, quand ils tiennent un client ils ne le laissent pas filer si facilement ! Il faut savoir que l'institution psychiatrique ne fonctionnerait pas aussi bien sans ces hospitalisations forcées qui lui fournissent des cobayes pour tester des médocs. La volonté d'un fou ne compte plus autant que celle d'un non-fou, on peut donc décider de ce qui est bon pour lui. Le fou est infantilisé.

La menace de l'internement psychiatrique est assez traditionnelle dans les milieux bourgeois ; les notables font interner leurs épouses pour les neutraliser si d'aventure elles ne sont plus si dociles et, par exemple, projettent de quitter le domicile conjugal avec les enfants. Mieux vaut la bonne vieille "fatigue nerveuse" que le scandale social de la séparation avec risque de divulgation des ordures domestiques…

Autre exemple de l'horreur et du totalitarisme ordinaires des institutions psychiatriques : dans les années 50 un enfant américain (Howard Dully) se fait trépaner parce qu'il ne montre pas beaucoup d'enthousiasme au quotidien suite au remariage de ses parents. Voyez-vous, il est un petit peu rebelle et pas très souriant, c'est donc qu'il a un "problème". Les parents l'amènent chez une sorte de médecin apprenti sorcier, pionnier de la lobotomie, des électrochocs et autres techniques douces pour rendre le sourire aux humains. Son "problème" lui fut ôté à l'aide d'un pic à glace.

Merci pour la publication des lithographies et svp ne me tenez pas rigueur pour le tutoiement, ce n'est pas un réflexe crypto-communiste ou soixante-huitard mais je le trouve plus naturel, et il me vient spontanément à la lecture de vos billets si francs et directs.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Myrto-Myrta pour ce commentaire pertinent et très bien écrit.

Je suis moi-même très partagée. Je pense bien qu'on vit dans une société disciplinaire dont les institutions ont pour finalité de nous "éduquer à mort", selon l'expression de Fritz Zorn. Il s'agit de nous exproprier de nos vies en nous domestiquant et nous infantilisant. Même si je ne suis absolument pas compétente, les pratiques psychiatriques m'effraient, à ce titre, beaucoup de même que ces millions d'individus qui, en France, vivent continuellement "au fond de la piscine", abrutis de tranquillisants et somnifères. La surmédicalisation de la vie, ça permet de promouvoir l'irresponsabilité généralisée.

Cependant, tout ne se résume peut-être pas au totalitarisme des institutions. Il y a bien aussi une authentique souffrance humaine qu'il faut parvenir à prendre en compte. Sur ce point, je me garderai bien de préconiser une solution.

Encore merci et petite précision finale: je n'ai pas de position de principe ou de préjugé concernant le tutoiement.

Bien à toi, donc

Carmilla