samedi 11 octobre 2014

Bifurcations


Dans son grand bouquin, "Cendrillon", Eric Reinhardt retrace les trajectoires, presque divergentes, de 4 personnages : un trader, un chômeur vivant chez sa mère, un géologue travaillant en Allemagne, un écrivain aimant rêvasser à la terrasse du "Nemour", un café de la place du Palais-Royal; ce sont aussi les portraits d'un terroriste révolté, un salarié résigné, un spéculateur financier, un rêveur.Mais ces protagonistes ne sont en fait que "les modalités d'un seul et même individu. Ils ont une même essence identitaire qui se décline différemment selon leurs expériences de la vie adulte".


C'est une question qui, personnellement, me taraude beaucoup. Contrairement, je crois, à la plupart des gens, je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir un destin tout tracé depuis mon enfance et je m'étonne souvent d'être là où je suis, vivant à Paris et planant dans la gestion financière. Je n'ai d'ailleurs jamais aspiré, dans ma jeunesse, à être qui que ce soit ou à faire quoi que ce soit. Ma seule préoccupation a toujours été ma survie économique; après..., c'était à moi de m'adapter. 


J'ai cette conscience aiguë que, sans un incroyable concours de circonstances, hasards, je pourrais, tout aussi bien, plutôt que d'arpenter aujourd'hui le Parc Monceau, vivre aujourd'hui dans la banlieue d'une quelconque ville russe, à Perm par exemple, avec un mari alcoolique, ou bien, à Téhéran, comme intrigante ou apporteuse d'affaires.



Cependant, je ne suis pas sûre, au risque de choquer, que je serais plus malheureuse à Perm ou à Téhéran qu'à Paris. Même les endroits les plus austères, les plus sinistres, recèlent des capacités d'émerveillement. Et ça explique aussi que je me sens, dans ce contexte, pleine d'empathie pour tous ces nomades et "réfugiés", que l'on déteste tant en France, pas seulement les Roms mais aussi tous ces gens qui errent d'un pays à l'autre, qui cherchent surtout à changer de destin. Comme ça, peut-être pour me déculpabiliser, j'achète plein de fleurs, tous les samedis, sur le marché des Ternes, à des Roumaines (qui me racontent qu'elles sont hongroises !!) en me disant que, moi-même, je pourrais être, aujourd'hui, à leurs côtés à vendre, en fraude, des fleurs alors que je suis, évidemment, très loin de tous ces soucis.


Je ne suis donc aujourd'hui qu'un avatar, parmi d'autres innombrables, de mon identité première. Dans le rôle social que je joue aujourd'hui, qui peut susciter l'envie, j'ai sans doute beaucoup gagné mais j'ai sans doute également beaucoup perdu, plein de choses que je ne connais pas et ne connaîtrai, peut-être, jamais. Beaucoup de gens rêvent d'une vie accomplie, solidifiée, c'est ce que l'on appelle le bonheur, mais, en réalité, c'est très réducteur et le bonheur, ça ne passe sûrement pas par une expérience unique. 


C'est bien plus intéressant de traverser des expérimentations diverses, toutes instructives. En fait, on est tous multiples, tous divisés, on joue de multiples rôles, plus ou moins éphémères, qui sont nos différentes facettes. Je me rêve souvent d'autres vies: espionne, trafiquante,criminelle et même espèce d'hétaïre.Mais l'obsession contemporaine, c'est de réduire, le plus possible, ces facettes. Il faut qu'on soit taillé d'un seul bloc, d'une identité simple, univoque, quelqu'un d'absolument transparent, honnête, sans mystère. 


Rien de plus mortifère que cette compression, ce laminage. Il faut absolument résister à cet étouffement. Comme le dit très bien Eric Reinhardt, il faut pouvoir s'accepter dans toute sa diversité, avec toutes ses contradictions. Il faut accepter sa propre bizarrerie. Ça veut dire surtout qu'il est possible d'inventer sa propre vie. Quelle libération !


Ça ne vaut pas seulement pour notre situation sociale, professionnelle mais ça concerne aussi, au premier chef, notre vie amoureuse. Là, on est trop souvent paralysés par la peur et d'autant plus prompts à adopter les schémas en vigueur. On recherche désespérément quelqu'un qui vous correspond, qui est fait pour soi. Quelqu'un qui, finalement, vous entretiendra dans la répétition de vos angoisses et névroses. L'autre est une figure idéale qui vient combler ce qui vous manque. Comme ça, on s'interdit le désir, on s'interdit d'échapper à soi-même et les rapports de sujétion fonctionnent alors très bien. On vit avec quelqu'un qui vous dicte votre conduite.

C'est vrai aussi que c'est sécurisant. Mais je renvoie, pour conclure, aux livres que j'ai évoqués, la semaine dernière, de Michela Marzano et de Catherine Cusset. L'amour et le désir, elles l'ont rencontré avec des hommes "imprévisibles", des hommes avec les quels elles n'étaient pas en phase, pas sur la même longueur d'onde, des hommes qui surtout refusaient de répondre à leurs demandes, à leur quête de certitudes, qui les mettaient finalement face à leur propre et inéchangeable liberté.


Après "Vogue", voici quelques images des couvertures du magazine "Harpers' Bazaar" des mêmes années 20/30.C'est aussi Art-Déco, évidemment. Mais il y a bien, incontestablement, un style "Vogue" et un style "Harper's Bazaar". Je ne sais pas le quel est le plus beau.

Je me réjouis enfin du Nobel accordé à Modiano. J'ai lu, à cette occasion, la presse américaine qui, au contraire, est furax: comment les jurés suédois ont-ils pu oublier Philip Roth et Murakami pour consacrer cet écrivain français que personne ne connaît ? Moi, je trouve que les jurés Nobel rééquilibrent un peu les choses et que la réputation des littératures américaine et japonaise est (tant pis si je fais pousser de hauts cris) disproportionnée et surfaite. Modiano, ça vaut bien Roth et Murakami.

10 commentaires:

Myrto-Myrta a dit…

"Êtes-vous fous ?" de René Crevel : un court roman surréaliste qui devrait te plaire vu ton engouement pour les années folles et les femmes singulières.

Une lectrice-vampire

Carmilla Le Golem a dit…

Merci pour votre message, chère consœur vampire.

René Crevel, j'en ai bien sûr entendu parler mais, à ma grande honte, je n'ai pas lu. Je vais essayer de corriger cette lacune.

Sinon, l'Art Déco, ce n'est pas seulement une révolution esthétique. C'est aussi une nouvelle représentation des femmes avec le début de leur émancipation, même si ça concernait surtout, à l'époque, la classe bourgeoise.

Bien à vous, Myrto-Myrta

Carmilla

nuages a dit…

Le double film d'Alain Resnais ("Smoking" et "No Smoking") est une bonne transposition de ces innombrables bifurcations, de ces trajectoires de vie potentielles.

Une fois engagés dans une voie, avons-nous la possibilité d'en changer ?

Carmilla Le Golem a dit…

Bonjour Nuages,

Je n'ai pas vu ce film d'Alain Resnais mais il illustre bien, semble-t-il, mon propos.

Peut-on changer de voie ? Je crois que oui mais c'est vrai aussi qu'on perd toujours quelque chose et c'est probablement ce qui nous fait hésiter. On n'est pas sûrs que le gain soit en juste proportion.

Changer, c'est même affreux, voire traumatisant, au début. Mais je crois qu'après, on se sent plus libres et plus forts. C'est terrible aussi de ne connaître qu'une seule expérience.

Carmilla

Anonyme a dit…

Les couvertures de Vogue et de Harper's B comme celles du New Yorker sont remarquables:les illus occupaient toute la page ,alors que maintenant les couvertures sont bourrées d'inscriptions et enlèvent aux photos très souvent leur lisibilité.Celles d'antan étaient magiques , plus que l'envie de faire acheter ,elles offraient un aperçu de la vie,certes bourgeoise ,mais donnaient des femmes une image de femmes libres qui allaient à la piscine,jouaient au ballon ...tout en restant des séductrices .Le talent des illustrateurs fait rêver.Encore un peu, chère Carmilla !lola

Carmilla Le Golem a dit…

C'est vrai Lola,

Il faut aussi rappeler que les Etats-Unis, et spécialement New-York, ont été le grand pays de l'Art Déco. Ça n'a pas seulement touché l'architecture mais tous les objets de la vie quotidienne et le vêtement. Ça a aussi correspondu à un mouvement d'émancipation, des femmes en particulier.

Ce qui est curieux, c'est que l'Art Déco a été complètement déprécié après la guerre et qu'on le redécouvre seulement un peu aujourd'hui.

Quant aux couvertures de magazine aujourd'hui, c'est affligeant et ça me laisse de marbre. Les magazines féminins sont d'ailleurs, aujourd'hui, de plus en plus conservateurs et déconnectés des grandes évolutions de la société.

Carmilla

nuages a dit…

Cette couverture de Cosmopolitan, détournée, est assez drôle :

http://francaisdefrance.files.wordpress.com/2011/07/2d6998461.jpg

Elle a été malheureusement reprise sur un site raciste, mais elle est néanmoins bien faite, je trouve.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages, mais je n'arrive pas à accéder au site. Bizarre !

Carmilla

Myrto-Myrta a dit…

Chère Carmilla,

Lacune ? Je crois que depuis quelques siècles elles sont absolument inévitables, je suis moi-même une lacune ambulante. Et mieux vaut se laisser emporter par les conseils (un peu), la curiosité dévorante (beaucoup) et le hasard (à la folie) que d'essayer d'avoir tout lu.. Remarquez quand on est vampire on a tout notre temps, c'est donc virtuellement possible.

Par ailleurs, je suis étonnée par la liste fournie de vos partages littéraires détaillés : où trouvez-vous le temps (je veux dire dans cette vie où vous travaillez) ?!

Sans idolâtrer ce mouvement, l'Art Déco est en plus de ce que vous dites une vision esthétique du monde qui me fascine par son opposition nette à tout ce qui l'a précédé. Pour moi, c'est le début de l'abstraction. Des lignes des lignes des lignes. Et pourtant un reste d'humain (contrairement à l'épure post-moderniste). C'est ce contraste très simple mais original à l'époque qui fait son élégance folle. On n'a de cesse de l'imiter depuis.

Compliments pour les illustrations de votre site en général.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Myrto-Myrta pour votre sympathique commentaire et votre analyse pertinente de l'Art Déco.

Sinon, pour ce qui me concerne, je lis surtout la nuit, le week-end et au cours de mes déplacements en train. C'est sûr que je lis vite, j'ai appris ça. Ça s'est même imposé dans ma vie professionnelle. Il est vrai aussi que je suis sans doute moins soumise aux contraintes de la vie quotidienne que la plupart des gens.

Quant à mes illustrations, elles sont, pour beaucoup, issues de la culture d'Europe Centrale (mais pas seulement).

Bien à vous

Carmilla