samedi 7 juin 2014

Déconnexion



















Je suis, à peu près, moderne : chez moi, j'ai trois ordinateurs et deux tablettes (une Androïd et une Windows sous 3 G). Et je ne parle pas du Blackberry et autres joujoux. Si j'en ai autant, c'est par sécurité, pour pallier les défaillances de l'un ou l'autre. Et puis, c'est d'abord pour galoper après ma petite centaine de mails quotidiens.

Les mails, on s'en plaint tous au boulot, tellement on en est submergés. Mais on y peut aussi y trouver, je crois, un certain confort. Il faut avoir compris que ce qui est maintenant requis, dans les entreprises, c'est d'être "proactifs", comme on dit. Celui qui réfléchit, qui néglige le quotidien, qui passe son temps à fignoler des dossiers de fond, il est, aujourd'hui, complètement "out". L'important, c'est de répondre à tous ses mails, le plus vite possible : dans la journée, sans rien zapper. C'est, maintenant, comme ça qu'on passe pour dynamique et performant. 


C'est la nouvelle règle du jeu. Evidemment, c'est un peu stressant, au début, parce qu'il y a toujours une espèce de petite compétition : c'est à qui balancera un mail professionnel à l'heure et à la date les plus incongrues; j'en ai reçu, comme ça, le 25 décembre à minuit. Mais bof ! C'est des enfantillages. Une fois qu'on s'est adaptés, qu'on a produit son petit tombereau quotidien de mails, on est étrangement apaisés : on a, à bon compte, l'impression d'avoir bien travaillé dans sa journée même si on n'a fait que répondre mille choses insignifiantes à mille questions insignifiantes.


Moi, la course aux mails, je suis devenue assez forte pour ça. Je suis une "kalashnikoff", si je puis dire. Je n'adhère, bien sûr, pas à ça mais j'ai compris que c'était la condition de ma survie économique : on nous demande maintenant de nous insérer dans des "flux", un immense réseau collectif, un enchevêtrement infini de messages qui compose ce que l'on appelle la "rumeur du monde".


Pour survivre, il faut accepter de se laisser happer par le grand "STREAM" au sein duquel se croisent désormais tous les humains.


Parce que nous-mêmes, au fond, on n'est plus que des flux et on s'y prête bien volontiers en se noyant, par exemple, avec délices, dans les réseaux sociaux.


Ce qui est étonnant, c'est notre faible résistance à cette déshumanisation complète. Mais la force des réseaux sociaux, c'est qu'ils semblent offrir la possibilité de s'acheter une identité valorisante.


Moi, c'est justement là que je résiste et je suis, personnellement, totalement absente du jeu contraint des réseaux sociaux (hormis le blog, bien sûr, mais l'esprit en est totalement différent). Vous ne me trouverez ni sur Facebook, ni sur Twitter, ni sur Viadeo, ni sur LinkedIn, ce qui peut apparaître bizarre compte tenu de mon boulot. On y passe son temps, j'ai l'impression, à produire des ersatz de soi-même sous les abords les plus valorisants. C'est le support privilégié du nouveau narcissisme: il n'y a que des gens extraordinaires avec des vies formidables sur les réseaux sociaux. Ca me déprime parce que, par rapport à ça, moi, je ne me sens, évidemment, pas à niveau: plutôt nulle et dépourvue de toutes ces qualités humanistes et compassionnelles aujourd'hui si valorisées.


Ca montre surtout avec quelle facilité, docilité, on se plie aux injonctions de la société marchande. On veut tous être absolument conformes, lisses, brillants, dynamiques, sains avec des idées saines. On veut tous croire qu'on communique, qu'on échange, dans les réseaux sociaux, alors qu'on se ment les uns aux autres en exhibant des identités vertueuses. On passe son temps à produire des images idéalisées de soi-même que personne n'a le temps ni l'envie de consulter.

On veut tous vivre dans l'illusion du lien, de la communication. Mais "l'altérité s'est bel et bien dissoute dans le vortex numérique". Le monde n'est plus qu'une juxtaposition de solitudes et "un état de guerre permanent".

C'est sans doute pour ça qu'on a souvent la tentation de décrocher complètement, de se déconnecter.



Tableaux du peintre argentin contemporain : Hugo Urlacher (né en 1958).

La rédaction de ce post m'a été inspirée par le film : "Bird People" de Pascale Ferran, que je recommande absolument.

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