samedi 26 octobre 2013

Addictions















Les addictions, ça ne touche pas un petit nombre de gens, quelques cinglés, mais on y est tous confrontés, à des degrés et des moments divers de notre vie.

Moi, ça m’a longtemps préoccupée et j’ai essayé un peu tout (l’alcool, la drogue, le sexe, l’alimentation, les médocs) mais sans vraiment m’enfoncer dans rien. Aujourd’hui, je suis vraiment apaisée avec ça. Certes, j’ai toujours des problèmes avec l’alimentation et je sélectionne impitoyablement ce que je mange (rien que du poisson et que des coquillages). Et puis, je suis une folle de sport d’endurance. Le sport, l’alimentation, c’est lié, c’est ma volonté de puissance. Quant au plan sexuel, disons que je suis erratique et transgressive mais c’est normal puisque je suis une vampire. Enfin bref, mon profil addictif ne m’apparaît pas bien inquiétant.




Rien à voir en tous cas avec la plongée dantesque, effroyable que relate Marina de Van dans son récent bouquin : « Stéréoscopie ». Un décrochage complet, une chute en vrille, emportée par l’alcool, la drogue, les médicaments. Un long tunnel de deux ou trois ans à errer, vaciller et se vautrer dans l’abjection, tantôt cotonneuse tantôt exaltée, une succession de montagnes russes. Surtout une souffrance terrible mais aussi, en même temps, un courage inouï pour combattre cette souffrance.  



De prime abord, bien sûr, on ne comprend pas. Marina de Van, c’est une grande cinéaste, je l’adore et me retrouve complètement dans ses films, étranges, fantastiques, dérangeants (« Dans ma peau », « Ne te retourne pas »). Elle est aussi très belle, très intelligente, fascinante, pleine d’audace. Elle a même écrit un mémoire de philosophie sur Emmanuel Kant, le penseur de la maîtrise absolue. A priori donc, parfaitement à l’abri de ce type de dévissage.  




Sauf que l’addiction, ça n’a rien à voir avec la banale déprime qu’on chercherait à combattre. Si on se soûle ou se drogue, ce n’est pas tellement pour se remonter le moral. C’est plutôt pour remonter aux sources de notre identité.

Je demeure sous le choc de ce livre hallucinant, écrit avec une froide lucidité en total contraste avec l’errance vécue. On en sort bouleversés mais on a l’impression de mieux se comprendre soi-même.


Les addictions, c’est comme les pervers narcissiques et les bipolaires, il y a maintenant là-dessus une littérature surabondante. On en étend même sans cesse le champ : le jeu, la fièvre d’achats, internet etc… Ca traduit surtout en fait la volonté d’une médicalisation et d’une pathologisation généralisées de nos vies. Il faudrait qu’on appartienne à une humanité souffrante et assujettie, sous l’entière dépendance du pouvoir médical et de l’industrie pharmaceutique.


La réalité, me semble-t-il, c’est que les addictions mettent d’abord en jeu notre propre corps et questionnent ses limites. Notre apparence corporelle d’aujourd’hui, qui est aussi une grande part de notre identité, ça n’a rien de naturel, ça se façonne, ça se cadre, ça se construit petit à petit jusqu’à ce qu’on s’enferme dans des images, des caricatures, des stéréotypes. On arrive à y coller ou pas mais on est toujours les acteurs d’une figure imposée. C’est une grande violence symbolique et notre intimité profonde est irrémédiablement pourrie, corrompue, par ce que l’on est censé être. On est éduqués à mort pas seulement dans nos têtes mais aussi, et peut-être surtout, dans nos corps.



Dans l’addiction, il y a finalement une terrible haine de soi, de ce que l’on est devenu : une momie, une poupée corsetée.


L’addiction, ça permet justement de se libérer, provisoirement, de cette violence faite au corps. C’est ce qui explique le plaisir qu’on prend à s’y abandonner, même si c’est simultanément vécu dans l’angoisse et la culpabilité. A la violence symbolique, on répond par la violence physique, c’est l’expression de notre révolte contre un corps qui devrait être poli, policé. Dans une espèce de nausée euphorique, Marina de Van décrit ainsi comment elle en venait à se pisser, se chier, se vomir dessus, à coucher avec n’importe qui ; comment elle devenait sale, mal habillée, sentait mauvais. Ce n’est pas de la complaisance, ça permet simplement de renouer avec cet état primitif du corps, celui refoulé de notre enfance où il était sans limites, sans contraintes, une grande mécanique de fluides.


Qu’est-ce que mon corps ? Quelles sont ses limites ? S’achève-t-il aux barrières des conventions sociales ? Mais aussi, qu’est-ce que mon identité ? Qu’est-ce qui m’est propre ? Qu’est-ce qui m’est extérieur ? Si la réalité finalement repose sur un grand découpage des corps et de la vie, est-ce qu’on ne peut pas imaginer de grands basculements d’un côté ou de l’autre des frontières ? C’est comme ça que Je peut être un autre.


Mais c’est comme ça aussi qu’on peut, sinon guérir, du moins surmonter ses addictions. Marina de Van écrit ainsi en couverture : « J’ai découvert le pouvoir stupéfiant d’autrui ».















Affiches allemandes des années 20, principalement de Josef Fenneker. 

Il faut évidemment lire l'extraordinaire bouquin de Marina de Van, ma soeur : "Stéréoscopie"

Mes analyses concernant les addictions n’engagent par ailleurs que moi, ma seule compétence en la matière reposant uniquement sur ma propre expérience.

dimanche 20 octobre 2013

Prostitution


La grande entreprise de maternage et d’infantilisation de la société française se poursuit. En novembre prochain, le Parlement devrait examiner un texte sanctionnant les clients des prostituées. Ca vient de jeunes et d’élus de gauche mais ça recueille une approbation quasi-unanime.

L’abolition de la prostitution, c’est bien sûr d’abord une revendication du féminisme victimaire pour qui les femmes sont d’abord de pauvres créatures, perpétuellement abusées, violées, trompées.



C’est aussi dans l’air général du temps, dans le prolongement de l’idéologie du mariage pour tous où il s’agit de contenir la sexualité dans les strictes limites du couple et du mariage bourgeois.

Sauf que vouloir abolir la prostitution, c’est comme vouloir abolir le désir. Les professeurs de vertu sont les plus torturés : punir, ça apaise ses propres impulsions scélérates. On voudrait dissimuler sous un glacis domestiqué, tétanisé, notre essentielle crapulerie.



D’ailleurs, dans la prostitution, il n’est pas sûr que les femmes soient toujours assujetties puisque certaines ont le courage de déclarer choisir librement ce métier.

Et puis surtout, qui sont les hommes qui fréquentent aujourd’hui des prostituées ? Certainement pas de grands libertins ou d’impitoyables prédateurs mais plus simplement des pauvres types. Des moches, des nuls, des miséreux, tous ceux dont aucune femme « normale » ne veut. Même DSK est un paumé qui a, tout de même, la lucidité d’entrapercevoir qu’il est un imposteur.



La prostitution, en fait, ça n’est pas tellement, comme on le pense généralement, l’asservissement des femmes mais c’est plutôt l’expression et la conséquence de la misère virile.

Marcela Iacub a bien montré que la grande contribution de Nafissatou Dallo  à la pensée philosophique a été d’évacuer le problème éthique à propos de la prostitution. Quelle femme, en effet, même la plus sinistre militante, même la plus affreuse bigote, n’accepterait pas une rémunération de sa prestation sexuelle en échange de quelques centaines de milliers de dollars ?


Marcela Iacub en déduit que le problème est en fait purement économique, celui d’un juste prix qui lèverait toutes les réserves et permettrait d’accroître considérablement les échanges tarifés et de libérer du chômage et de la pauvreté des milliers de femmes.

Ca rejoindrait le projet d’une mercantilisation et d’une monétisation généralisées des émotions déjà énoncé dans l’un des livres les plus singuliers de la pensée française : « La monnaie vivante » de Pierre Klossowski, le frère aîné de Balthus. Ce n’est pas la misère qui pousserait les gens à se vendre mais tout au contraire leur richesse.



Pourquoi pas, mais pour moi, qui ne suis qu’une impitoyable économiste, ça ne saurait être qu’une belle utopie.

Ce qui est sûr, c’est que la prostitution, qu’on soit pour ou contre, ça nous fascine tous parce qu’on sent bien qu’elle est porteuse d’une paradoxale liberté.


Il me semble en fait que la condamnation généralisée de la prostitution, c’est la condamnation d’une sexualité nomade de la femme. L’errance, c’est ça le scandale. Il faut à tout prix que la sexualité féminine, ça passe par l’amour, le couple, la procréation.

Multiplier les rencontres amoureuses, pour le simple plaisir, pour le fun, c’est inadmissible. C’est la complète subversion de l’ordre social. On ne peut pas tolérer qu’une femme ait de multiples amants / amantes, déteste la mièvrerie et la langueur sentimentales, soit indifférente à l’entretien d’une famille, veuille vivre d’inconnu, d’aventures, de découvertes.



On voudrait croire que la sécurité, c’est la préoccupation première des femmes. En réalité, c’est l’esprit de conquête, la puissance exercée, qui les fascine.

La Révolution, c’est quand on parviendra à dissocier l’amour et le désir, à larguer les amarres avec le sentiment. Il est indispensable de relire à cet égard l’un des plus beaux livres de la littérature française : « Juliette ou les prospérités du vice » du Marquis de Sade.


Tableaux de Franz Von Bayros (1866-1924) peintre autrichien scandaleux souvent comparé à Félicien Rops.

Sur le thème de la prostitution, du plaisir gratuit que l’on peut y éprouver, on se rapportera évidemment au film de François Ozon : « Jeune et jolie ».

C’est un bon film mais, sur le même sujet, j’ai préféré : « Elles » de Malgorzata Szumowska.


samedi 12 octobre 2013

Mes prix littéraires





La saison des prix commence. Alors, voilà les livres aux quels je donnerais ma voix.



Romans français

Hélène Frappat : « Lady Hunt ». Un roman gothique, c’est devenu si rare et c’est un peu étranger à l’esprit français. Un bouquin qui m’a fascinée et qui, en plus, se passe, en partie, tout près de chez moi : le Parc Monceau, les Ternes.




Chantal Thomas : « L’échange des princesses ». Les romans, les films en costume, en général, je déteste. Chantal Thomas, philosophe, spécialiste du 18 ème siècle et du marquis de Sade, c’est autre chose. L’histoire de France, j’ai honte mais je ne connais pas trop. Le 18 ème siècle, ça a été, en France, une période d’extraordinaire liberté intellectuelle et sexuelle. Sans doute plus qu’aujourd’hui.  Mais aussi un siècle d’effroyable cruauté et d’angoisse continuelle de la mort.




Isabelle Sorente : « 180 jours ». I.B. Singer, prix Nobel de littérature en 1978, a déclaré que le moment le plus important de sa vie a été celui où il a renoncé à manger de la viande. Etonnant, non ? Personnellement,  je mange, au plus, du poisson. Les animaux qui ont «conscience d’eux-mêmes », ça me révulse. Après avoir lu Isabelle Sorente, on n’ose plus manger une tranche de jambon. Un livre sombre, effrayant. J’avais déjà adoré « L » et « Addiction générale ». Curiosité : Isabelle Sorente est aussi une grande mathématicienne. «180 jours, c’est le temps qui sépare la naissance d’un porc de sa mort à l’abattoir. Ce sont aussi les six mois qui font basculer la vie d’un homme ». 




Karine Tuil : « L’invention de nos vies ». C’est cynique, impitoyable…, mettez au panier toute la littérature romantique : le désir repose sur des relations de pouvoir et le pouvoir se conquiert par l’imposture, le mensonge. De Karine Tuil, j’avais beaucoup aimé : « 6 mois, 6 jours » consacré aux relations troubles de la famille Quandt (actionnaire de BMW) avec le nazisme. « L’invention de nos vies » embrasse toutes les angoisses de notre époque : la gloire, l’humiliation, le judaïsme, l’islamisme.




Littérature étrangère

Patrick Mcguinness : « Les cent derniers jours ». La Roumanie, durant les trois mois qui précèdent la chute de Ceausescu, vue par un jeune professeur d’anglais. Le pays du père Ubu en pleine déliquescence. Un livre essentiel pour qui s’intéresse à la Roumanie.




Rosa Liksom : « Compartiment n°6 ». Une jeune Finlandaise s’installe dans le Transsibérien jusqu’à Oulan-Bator. C’est encore l’Union soviétique. C’est sordide et magique à la fois mais on en sort transfigurés.





Essais

Tomas Sedlacek : « L’économie du Bien et du Mal ». L’économie, ça n’est pas une science, c’est plutôt étroitement lié à la philosophie, aux mythes, à la religion, aux arts, à l’anthropologie. Ca relève en définitive d’un choix constant entre le Bien et le Mal.  Une pensée très originale par un ancien conseiller économique de Vaclav Havel (qui préface le livre).




Georges Valance : « Petite histoire de la germanophobie ». L’outrance et les rodomontades de son gouvernement ont, par contrecoup, réveillé, en France, un intérêt pour l’Allemagne, ce pays si peu connu et si mal aimé. Une histoire d’amour et de haine magnifiquement relatée, sans que ce soit jamais ennuyeux.




Philippe Hellebois : « Histoires salées en psychanalyse ». Les livres de psychanalyse, ce sont, le plus souvent, des bouquins très ennuyeux,  purement  théoriques, dans les quels on se garde bien de parler d’un seul malade. On a ici toute une série de cas concrets, les récits d’hommes et de femmes qui relatent leur « invraisemblable expérience de la vie ». C’est écrit, très bien écrit, par un psychanalyste « belge » (mais il tient lui-même à cette singularisation). C’est troublant et énigmatique.




Gohar Homayounpour : « Une psychanalyste à Téhéran ». C’est préfacé par le grand cinéaste Abbas Kiarostami. Après des années d’exil aux USA, le retour d’une jeune femme en Iran pour y exercer la psychanalyse. « J’ai rencontré à Téhéran des patients très proches de ceux que Freud a connus à son époque, des patients qui m’ont renvoyée aux origines de la psychanalyse ».



A lire également :

Sophie Schulze : « Moscou-PSG ». Un titre pareil, ça fait peur : Est-ce que ça parle de Zlatan ? Après, je découvre que l’auteur est spécialiste de Nathalie Sarraute et a vécu à Moscou. Finalement, il s’agit d’un petit bouquin très fort et très maîtrisé : qu’est-ce qui fait obstacle à la rencontre, à un échange véritable ? En plus, il y a le portrait de deux jeunes femmes russes qui sont parfaitement justes et renseignent bien sur les différences culturelles franco-russes.




Laure Adler : « Immortelles ». Trois amitiés féminines nouées dans les années 70. Comment ces amitiés vous constituent, vous irriguent toute votre vie, par delà la mort. C’est d’une construction originale et c’est beau.




Amélie Nothomb : « La nostalgie heureuse ». Normalement, je ne lis pas Amélie Nothomb. Sauf quand elle parle du Japon. Ce qui m’agace terriblement en elle, c’est son incroyable immaturité, l’impression qu’elle donne d’être restée bloquée à l’âge de16 ans. Ce qu’il y a de pratique, c’est qu’un bouquin d’Amélie Nothomb, ça s’expédie en une heure. Mais il y a, tout de même, quelques éclairs : la langue et le pays fantôme qui vous hantent sans cesse et puis aussi cette interrogation de Kierkegaard : est-ce qu’on peut répéter son passé ? Je suis très sensible à tout ça.





Tableaux d’Ivan BILIBIN (1876-1942). Très célèbre en Russie. J’aime bien. Il a été influencé par l’esthétique japonaise. Curieusement, il est rentré en Union Soviétique quelques années avant sa mort.


Au cinéma, je conseille vivement : "La danza de la realidad" d'Alejandro Jodorowsky, "Grand Central" de Julie Zlotowski, "Blue Jasmine" de Woody Allen et "La vie d'Adèle" d'Abdelatif Kechiche.

dimanche 6 octobre 2013

Les insurrections de Varsovie


Après l’Ukraine, la Pologne et Varsovie.



La Pologne, c’est un pays complètement singulier. Le poids de l’histoire y est plus fort que partout ailleurs.




Les Polonais sont en effet des survivants après que leurs voisins russes et allemands aient tenté, au cours des deux derniers siècles, de les asservir, les éradiquer.



Ca s’est d’ailleurs en partie réalisé puisque la Pologne que l’on peut visiter aujourd’hui est bien différente de la Pologne d’avant guerre. La Pologne était, à l’époque, le pays le plus multiculturel d’Europe. 


Aujourd’hui, à cause de la grande catastrophe, c’est un pays monoculturel.


De même, le territoire actuel de la Pologne est bien éloigné de la Pologne historique mais, à la différence de la Palestine, ça ne suscite la compassion de personne.


Dans la cour du château de Varsovie

Il y a aujourd’hui deux grands motifs de fierté chez les Polonais :



Le centre culturel juif




La seule maison restée debout du ghetto de Varsovie

-      être le pays qui a abattu le communisme. Ca a été vécu comme une immense libération parce que le communisme, ça n’a jamais été perçu comme un système économique mais comme un instrument d’oppression, une dictature imposée. La nostalgie rouge, on ne connaît pas.



Le tout nouveau musée juif de Varsovie


-      être le pays du miracle économique. On ne le sait pas trop en France, où l’on continue de vivre sous le stéréotype du « plombier polonais », mais la Pologne est en passe d’intégrer le club des pays riches d’Europe, ce qui apparaissait totalement inconcevable il y a vingt ans. Dans un journal, je lisais que 75 % des Polonais étaient satisfaits de leur sort et avaient confiance en l’avenir. Ca change de la sinistrose française.



Sinon, ce que j’aime bien en Pologne, c’est l’extrême politesse et serviabilité des gens. Et puis, en matière culturelle, il y a une littérature, un théâtre, un cinéma, une peinture de premier plan.



La tombe du grand écrivain voyageur, Richard Kapuscinski, l'auteur d'"Ebène".

Certes, il y a des partis politiques ultraconservateurs et sinistres. Mais il y a aussi un parti anarchisant conduit par Jan Palikot, qui rassemble plus de 10 % des voix. Ce parti, qui compte notamment une députée transsexuelle, combat en particulier l’Eglise et toutes les mythologies nationalistes.




Tout près de chez moi. On est au centre de Varsovie mais, malgré tout, on peut aller se promener au bord d'une Vistule encore complètement sauvage.

Photos de Carmilla Le Golem

Je clos aussi mes photos de voyage parce que je crois que je deviens lassante.