dimanche 3 février 2013

De la servitude volontaire : la bureaucratisation du monde





La paperasserie administrative, j’ai ça en horreur. Ma déclaration de revenus, mes feuilles de sécurité sociale, l’assurance de ma voiture, le suivi de mes abonnements, de mes relevés bancaires, ça me rend malade. Pourtant, je suis normalement mieux placée que la plupart pour m’occuper de ça.



C’est ma petite résistance à moi. Contre ce qui est, à mes yeux, l’ennemi le plus redoutable : non pas le capitalisme débridé ou le socialisme vertueux, mais la forme qui parachève et englobe les deux systèmes : la société bureaucratique. Nous vivons en plein dedans, on s’y enfonce chaque année un peu plus. Ca convient à beaucoup parce que c’est tranquillisant mais je crois que c’est quand même terrifiant : c’est la version sophistiquée de la société disciplinaire, déjà décrite par Nietzsche et Kafka, et ça n’a pas d’autre but que de nous anesthésier et nous rendre plus dociles.


La bureaucratie, en effet, ca ne se limite pas à quelques paperasses, ce n’est pas un phénomène accessoire, une simple dérive de l’Etat avec ses cocasseries et ses absurdités. Ca envahit maintenant tout. Ca devient un fonctionnement général qui régente l’ensemble de notre vie : notre travail, notre quotidien et même nos modes de pensée. Le plus terrifiant, c’est qu’on y participe souvent avec enthousiasme tellement on aime que tout soit réglementé et tellement on a soif de sécurité.


On nous dit qu’on vivrait dans une société ultra-libérale où on aurait le loisir de faire à peu près tout ce que l’on veut. Quelle bonne blague ! Il est bien évident qu’on vit plutôt dans une société des normes et des contrôles. Tout ça pour pouvoir vivre dans un environnement relativement sûr mais de plus en plus abstrait et indifférent.


Tout est fait pour déshumaniser le plus possible les échanges, les relations. On nous raconte ainsi qu’on vivrait de plus en plus dans une société de services où le client, le consommateur, le citoyen seraient le centre du dispositif. Là encore, quelle imposture ! De service, il y en a de moins en moins et on parle d’autant plus du client qu’on cherche avant tout à s’en débarrasser. Pour ma part, il y a bien longtemps que j’ai renoncé à solliciter un quelconque service, public ou privé : opérateur téléphonique, artisan, réparateur, centre des impôts ou de sécurité sociale. J’ai compris que je ne trouverai jamais d’interlocuteur et que je n’aurai jamais de réponse, alors, finalement, je préfère me dépatouiller toute seule.


En fait de services, il n’y a que des dispositifs pour s’abriter de la demande et la détourner : tout est mis en place pour vous envoyer promener et vous traiter en importun : labyrinthe des circuits, procédures absconses, messageries vocales…


Au boulot, c’est encore pire. Depuis une vingtaine d’années, dans la totalité des grandes entreprises, on a adopté aveuglément les méthodes de gestion anglo-saxonnes : management évaluateur, qualité, certification, « gouvernance participative », budgets de service… Je connais évidemment ça par cœur et je sais bien à quoi ça se résume : on passe maintenant la plupart de son temps à rédiger des procédures, à recenser son activité, à échafauder des business-plans, à déterminer des indicateurs. Cette énorme machine bureaucratique est bien sûr censée booster la performance de l’entreprise mais ça aboutit évidemment au résultat inverse : comme tous les systèmes un peu staliniens, c’est en effet à la fois anxiogène (il y a des objectifs à atteindre) et reposant (on est dispensés de créativité).


S’agissant du politique, il est clair qu’on rentre complaisamment dans un âge post-démocratique. L'Europe, c'est sûrement bien mais qui comprend quelque chose aux institutions européennes ? On a mis en place à Bruxelles une effroyable bureaucratie édictant imperturbablement règlements et directives (le recueil des normes européennes, que, bien entendu, personne n’a jamais lu, représenterait aujourd’hui plus de 200 000 pages et son document papier pèserait plus d’une tonne). Qui sont les acteurs, comment ça fonctionne, à peu près aucun citoyen européen n’en sait rien. C’est l’opacité et l’anonymat complets. C’est d’autant plus effrayant qu’à la différence d’une dictature classique, l’Union Européenne est maternante et ne veut que notre bien à tous : notre santé, notre sécurité, notre morale. L’Union Européenne, ce n’est évidemment pas une prison mais c’est du moins une maison de correction. Il s’agit de nous rééduquer, de nous apprendre ce qui est bon ou mauvais pour nous.


On s’y plie d’autant plus facilement que la pensée dominante, ça devient la « pensée » écologiste et que l’écologie, ça n’est jamais que l’achèvement politique de la bureaucratie. L’écologie, j’ai déjà dit à quel point je détestais ça, sa mentalité pétocharde, son obsession sécuritaire, son hygiénisme, mais il faut reconnaître qu’elle est parfaitement en phase avec l’esprit du temps, l’esprit bureaucratique. Elle répond bien à nos besoins d’ordre, de morale, de sécurité : promouvoir le principe de précaution, multiplier les normes, les contrôles, assurer une traçabilité généralisée.


C’est bien là le problème. On s’est délibérément mis sous la tutelle d’institutions, de techniques et de modes de pensées qui ne rêvent que de nous normaliser. On vit maintenant, on pense, on aime, on écrit comme des bureaucrates. La servitude volontaire, c’est devenu notre condition.


Les représentants politiques sont déconsidérés mais il serait peut-être temps, pour eux, de s’interroger sur ce qui rend maintenant invivable notre quotidien : la surveillance généralisée (internet, le téléphone, les caméras de surveillance), le management évaluateur et les suicides en série dans les grandes entreprises, la déshumanisation par la destruction systématique de tous les espaces de rencontre, le conformisme de pensée qui fait qu’on vous assassine si vous exprimez une opinion un peu dissidente, la morale hygiéniste qui vous interdit de fumer, de boire, de manger gras et de rouler à toute berzingue.


« Il y a quelques siècles, la France a inventé la démocratie contre le despotisme. Aujourd’hui, elle est en passe de sombrer dans le despotisme démocratique. » Gaspard Koenig



Tableaux de Jack VETTRIANO (1951) qui, comme son nom ne l’indique pas, est écossais.

Ce post m’a notamment été inspiré par les livres de :

- Béatrice Hibou : « La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale »

- Hans Magnus Enzensberger : « Le doux monstre de Bruxelles »

- Francois Dupuy : « Lost in management »

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