samedi 23 février 2013

Mimésis : du désir au féminin



 Les amitiés entre filles, c’est toujours compliqué.

Ca m'apparaît bien différent des relations entre hommes qui m'apparaissent plus distanciées.


Entre filles, on se bouffe, on se dévore, on se déteste et on s’aime avec passion.

Moi, c’est comme ça avec ma meilleure copine Daria. Elle est évidemment russe; elle a, classiquement, épousé un Français friqué et elle s’ennuie, classiquement, à mourir.


Elle envie mon indépendance. Moi, j’aimerais bien, quelquefois, me faire entretenir en échange, simplement, de deux ou trois coïts hebdomadaires.


Elle est l’une des seules qui connaisse mon blog. Elle me dit qu’elle n’y comprend rien mais ça la fait rire. C’est la bonne attitude.


Quand on se rencontre, on est des vraies louves : on se défie. On aime bien jouer aux héroïnes, mode, sexy, ambitieuses. On pousse à fond les manettes de l’hyper féminité et c’est vraiment agréable. C’est à laquelle épatera l’autre : la plus élégante, la plus puissante, la plus fascinante.  On se manipule, on se raconte des bobards, on est peut-être un peu perverses ou jalouses mais c’est surtout du jeu.


On aime bien échanger des vêtements, des parfums, des maquillages. On se fait des cadeaux coquins, on se roule des pelles. On pleurniche, on se console, on divague des nuits entières bien arrosées. On s’amuse à se faire peur au volant de nos bolides.


Notre plus grand plaisir, c’est de draguer ensemble et de nous laisser séduire en même temps par des types. Sortir toutes les deux, ça nous rassure et nous rend plus audacieuses à la fois. D’ailleurs, depuis qu’on se connaît, c'est-à-dire depuis très longtemps, c’est ça qu’on aime le plus : partager, échanger des mecs. Après, on en parle infiniment. C’est comme ça qu’on arrive à se sentir les plus proches.


Bien sûr, quelquefois on se fait la gueule, on se balance des horreurs, on s’inflige des humiliations, on est prêtes à se tuer.


Tout ça pour dire qu’on a une manière à nous de nous aimer mais on n‘est peut-être pas si originales que ça. Chez les femmes en effet, je crois que le désir mimétique fonctionne à plein. Si on aime être belles, hyper féminines, c’est bien sûr pour séduire, mais ça correspond aussi à un profond besoin narcissique d’identification. On est féroces, arrogantes, passionnées les unes avec les autres parce qu’on veut être l’autre. On veut son corps, son job, son identité. On vit dans le split complet : l’exaltation de soi-même s’accompagne d’un besoin de se dédoubler.


Chaque femme vit avec son double, sa duplication. Le plus souvent, c’est la copine concrète qui nous ressemble tellement mais c’est aussi la figure idéalisée que l’on projette de soi-même et par rapport à laquelle on se sent toujours en tension.


On s’idolâtre mais c’est insatisfaisant parce qu’on est aspirées par un abîme vertigineux, la fille sublimée, effrayante et inaccessible,  que l’on voudrait  être.


On est emportées par la duplication sans fin. C’est la pulsion qui nous anime. Elle trouve en partie à se satisfaire dans la multitude des objets que nous offre la société de consommation. Vivre avec des masques qui nous répètent à l’infini, c’est ça qui nous fait jouir. L’orgasme, on ne l’atteint que lorsque l’on se sent proches d’une image marmoréenne de nous-mêmes : irréelle, hors d’atteinte.


Se répéter, se dédoubler, voilà notre passion. Mais c’est tellement fort que ça nous pousse parfois au crime. La femme et la mort, c’est un thème éculé. Mais quand une femme tue c’est bien pour se reconquérir, s’évader de la cage narcissique.


Tableaux de Wieslaw WALKUSKI, Wiktor SADOWSKI, Wieslaw ROSOCHA, AndrzejPAGOWSKI, Mieczeslaw GOROWSKI, représentants de l’école graphique polonaise. 

dimanche 17 février 2013

De l’égalitarisme républicain



En France, on nous bassine continuellement avec l’esprit républicain. On a fait la Révolution et on aurait, plus que d’autres, la passion de l’égalité.


Quelle plaisanterie ! Cette ritournelle a surtout pour fonction d’occulter ce que tout le monde tait : la société est profondément stratifiée, divisée.


Il n’y a pas, comme dans nombre de pays européens, une grande classe moyenne presque uniforme mais des groupes sociaux antagonistes. La lutte des classes, ça demeure, en France, une réalité très forte et c’est fait de haines réciproques.


Ca ne se joue d’ailleurs pas tellement sur le plan économique. Le véritable pouvoir, il est symbolique et on le conquiert par sa position sociale. Et c’est vrai qu’en France, on vous lit, on vous évalue et on vous respecte en fonction de votre situation professionnelle.


C’est d’autant plus exorbitant que la compétition n’est pas complètement ouverte : il y a une hiérarchie, presque de droit divin, fondée sur le diplôme. C’est très bien cadenassé, verrouillé : une fois que vous avez eu le bon concours, vous êtes tranquille jusqu’à la fin de vos jours même si vous vous révélez incapable.


Ca peut sembler abstrait mais je me souviens toujours de mon immense étonnement quand j’avais pris mon premier poste après être sortie, miraculeusement, de ce que l’on appelle une grande école. J’étais à moitié punk auparavant et tout d’un coup, j’ai eu le sentiment que le regard des autres sur moi avait changé.


Je pouvais même croire que j’étais devenue quelqu’un d’extraordinaire tellement on me cirait les pompes et tellement on m’était attentif. Je n’ose même pas parler des privilèges annexes exorbitants, en particulier l’emploi à vie sur de bons postes, dans le public ou le privé, grâce au réseau des « copains » de promo ou d’école. C’est facile de se laisser griser et de diverger complètement. On vit entre soi et surtout on ne se mélange pas avec les autres : la plus grande transgression, c’est d’entamer une relation affective avec quelqu’un qui n’est pas du même milieu.


C’est comme ça que l’esprit monarchiste perdure en France avec un système qui favorise l’éclosion de petites castes qui accaparent le pouvoir. Il y a plein de petits marquis, promus par la grâce d’un diplôme ou d’un concours, qui dispensent leur morgue, en toute impunité, dans les entreprises, dans les administrations.


L’arrogance des dominants est d’autant plus insupportable qu’elle repose sur une parfaite bonne conscience : on est issus de la méritocratie républicaine. Tu parles ! On a simplement adopté quelques réflexes de pensée et on sait débiter le catalogue des idées reçues de la vulgate politico-médiatique. Parce qu’il faut bien le dire, « les élites » en France sont incultes, d’un incroyable conformisme et d’un ennui désespérant. Elles n’ont pour objectif que de faire régner l’ordre et la morale.


Ce  système d’oppression feutrée a quand même son revers : la violence symbolique exercée suscite la haine de tous ceux, innombrables, qui se sentent de l’autre côté de la barrière. J’ai toujours été impressionnée par la tension des relations sociales en France : derrière une politesse de façade, on vous déteste cordialement. Ca n’est pas non plus facile à vivre parce qu’on se sent parfois très seule. Je ne sais pas d’ailleurs si c’est de la révolte ou plutôt une effroyable envie ou jalousie. Difficile en tous cas, voire impossible, d’abolir les frontières.


Tableaux du peintre et compositeur futuriste italien, Luigi RUSSOLO (1885-1947)

samedi 9 février 2013

Je ferai / Je ne ferai jamais



Je ne ferai jamais :

Je ne mangerai jamais de lapin
Je ne boirai jamais de pastis
Je n’aurai jamais de cheveux courts


Je ne ferai jamais de camping
Je ne serai jamais « nature »
Je ne porterai jamais ni gaine, ni Thermolactyl, ni culotte en coton


Je ne m’habillerai jamais « casual »
Je ne porterai jamais de lunettes (sauf de soleil)
Je ne vivrai jamais à la campagne ou en banlieue


Je ne ferai jamais ni gymnastique, ni musculation
Je ne sortirai jamais en talons plats
Je ne mettrai jamais de chaussettes


Je n’irai jamais ni à Paris-Plage ni à Disneyland
Je ne partirai jamais en voyage organisé
Je ne ferai jamais de croisière

Je n’irai jamais ni à La Baule, ni à Pattaya ni à Charm el-Cheikh
Je ne me ferai jamais ni tatouer ni piercer
Je ne voterai jamais populiste (Montebourg, Mélenchon, Le Pen)


Je ne voterai jamais écolo
Je ne lirai jamais : David Foenkinos, Anna Gavalda, Eric-Emmanuel Schmitt, Bernard Werber, Marc Levy et beaucoup d’autres
Je n’irai jamais ni chez Hippopotamus ni chez Buffalo Grill


Je ferai

Je m’achèterai une Porsche
Je porterai des escarpins Louboutin assortis à un sac Jimmy Choo
Je serai très pâle, balafrée d’un rouge purpurin


J’essaierai l’amour à trois
J’achèterai toute la nouvelle collection Chantal Thomass
J’alternerai : homme/femme, riche/pauvre, jeune/vieux

Je courrai le marathon
Je testerai les boules de geisha
J’irai à Téhéran, puis à Kaliningrad, puis au Kirghizistan,


Je prendrai le Transsibérien
Je lirai « le dit du Genji »
Je ne mangerai que du poisson et des coquillages

Je fréquenterai le café de la Paix, la brasserie des Ternes et le restaurant le Kifuné
Je ferai de la pub pour David Ricardo et l’économie de l’échange


Images de ma photographe préférée, la Moscovite Anka Zhuravleva

dimanche 3 février 2013

De la servitude volontaire : la bureaucratisation du monde





La paperasserie administrative, j’ai ça en horreur. Ma déclaration de revenus, mes feuilles de sécurité sociale, l’assurance de ma voiture, le suivi de mes abonnements, de mes relevés bancaires, ça me rend malade. Pourtant, je suis normalement mieux placée que la plupart pour m’occuper de ça.



C’est ma petite résistance à moi. Contre ce qui est, à mes yeux, l’ennemi le plus redoutable : non pas le capitalisme débridé ou le socialisme vertueux, mais la forme qui parachève et englobe les deux systèmes : la société bureaucratique. Nous vivons en plein dedans, on s’y enfonce chaque année un peu plus. Ca convient à beaucoup parce que c’est tranquillisant mais je crois que c’est quand même terrifiant : c’est la version sophistiquée de la société disciplinaire, déjà décrite par Nietzsche et Kafka, et ça n’a pas d’autre but que de nous anesthésier et nous rendre plus dociles.


La bureaucratie, en effet, ca ne se limite pas à quelques paperasses, ce n’est pas un phénomène accessoire, une simple dérive de l’Etat avec ses cocasseries et ses absurdités. Ca envahit maintenant tout. Ca devient un fonctionnement général qui régente l’ensemble de notre vie : notre travail, notre quotidien et même nos modes de pensée. Le plus terrifiant, c’est qu’on y participe souvent avec enthousiasme tellement on aime que tout soit réglementé et tellement on a soif de sécurité.


On nous dit qu’on vivrait dans une société ultra-libérale où on aurait le loisir de faire à peu près tout ce que l’on veut. Quelle bonne blague ! Il est bien évident qu’on vit plutôt dans une société des normes et des contrôles. Tout ça pour pouvoir vivre dans un environnement relativement sûr mais de plus en plus abstrait et indifférent.


Tout est fait pour déshumaniser le plus possible les échanges, les relations. On nous raconte ainsi qu’on vivrait de plus en plus dans une société de services où le client, le consommateur, le citoyen seraient le centre du dispositif. Là encore, quelle imposture ! De service, il y en a de moins en moins et on parle d’autant plus du client qu’on cherche avant tout à s’en débarrasser. Pour ma part, il y a bien longtemps que j’ai renoncé à solliciter un quelconque service, public ou privé : opérateur téléphonique, artisan, réparateur, centre des impôts ou de sécurité sociale. J’ai compris que je ne trouverai jamais d’interlocuteur et que je n’aurai jamais de réponse, alors, finalement, je préfère me dépatouiller toute seule.


En fait de services, il n’y a que des dispositifs pour s’abriter de la demande et la détourner : tout est mis en place pour vous envoyer promener et vous traiter en importun : labyrinthe des circuits, procédures absconses, messageries vocales…


Au boulot, c’est encore pire. Depuis une vingtaine d’années, dans la totalité des grandes entreprises, on a adopté aveuglément les méthodes de gestion anglo-saxonnes : management évaluateur, qualité, certification, « gouvernance participative », budgets de service… Je connais évidemment ça par cœur et je sais bien à quoi ça se résume : on passe maintenant la plupart de son temps à rédiger des procédures, à recenser son activité, à échafauder des business-plans, à déterminer des indicateurs. Cette énorme machine bureaucratique est bien sûr censée booster la performance de l’entreprise mais ça aboutit évidemment au résultat inverse : comme tous les systèmes un peu staliniens, c’est en effet à la fois anxiogène (il y a des objectifs à atteindre) et reposant (on est dispensés de créativité).


S’agissant du politique, il est clair qu’on rentre complaisamment dans un âge post-démocratique. L'Europe, c'est sûrement bien mais qui comprend quelque chose aux institutions européennes ? On a mis en place à Bruxelles une effroyable bureaucratie édictant imperturbablement règlements et directives (le recueil des normes européennes, que, bien entendu, personne n’a jamais lu, représenterait aujourd’hui plus de 200 000 pages et son document papier pèserait plus d’une tonne). Qui sont les acteurs, comment ça fonctionne, à peu près aucun citoyen européen n’en sait rien. C’est l’opacité et l’anonymat complets. C’est d’autant plus effrayant qu’à la différence d’une dictature classique, l’Union Européenne est maternante et ne veut que notre bien à tous : notre santé, notre sécurité, notre morale. L’Union Européenne, ce n’est évidemment pas une prison mais c’est du moins une maison de correction. Il s’agit de nous rééduquer, de nous apprendre ce qui est bon ou mauvais pour nous.


On s’y plie d’autant plus facilement que la pensée dominante, ça devient la « pensée » écologiste et que l’écologie, ça n’est jamais que l’achèvement politique de la bureaucratie. L’écologie, j’ai déjà dit à quel point je détestais ça, sa mentalité pétocharde, son obsession sécuritaire, son hygiénisme, mais il faut reconnaître qu’elle est parfaitement en phase avec l’esprit du temps, l’esprit bureaucratique. Elle répond bien à nos besoins d’ordre, de morale, de sécurité : promouvoir le principe de précaution, multiplier les normes, les contrôles, assurer une traçabilité généralisée.


C’est bien là le problème. On s’est délibérément mis sous la tutelle d’institutions, de techniques et de modes de pensées qui ne rêvent que de nous normaliser. On vit maintenant, on pense, on aime, on écrit comme des bureaucrates. La servitude volontaire, c’est devenu notre condition.


Les représentants politiques sont déconsidérés mais il serait peut-être temps, pour eux, de s’interroger sur ce qui rend maintenant invivable notre quotidien : la surveillance généralisée (internet, le téléphone, les caméras de surveillance), le management évaluateur et les suicides en série dans les grandes entreprises, la déshumanisation par la destruction systématique de tous les espaces de rencontre, le conformisme de pensée qui fait qu’on vous assassine si vous exprimez une opinion un peu dissidente, la morale hygiéniste qui vous interdit de fumer, de boire, de manger gras et de rouler à toute berzingue.


« Il y a quelques siècles, la France a inventé la démocratie contre le despotisme. Aujourd’hui, elle est en passe de sombrer dans le despotisme démocratique. » Gaspard Koenig



Tableaux de Jack VETTRIANO (1951) qui, comme son nom ne l’indique pas, est écossais.

Ce post m’a notamment été inspiré par les livres de :

- Béatrice Hibou : « La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale »

- Hans Magnus Enzensberger : « Le doux monstre de Bruxelles »

- Francois Dupuy : « Lost in management »