dimanche 15 avril 2012

Crime sans châtiment



Officiellement, bien sûr, tout le monde considère le crime avec horreur et le condamne avec véhémence.


Pourtant, les choses ne sont peut-être pas aussi simples et évidentes. Il n’est qu’à considérer les nombreuses réactions de compassion exprimées en faveur des tueurs. On nous dit ainsi que Mohamed Merah et Khaled Kelkal étaient, paraît-il, de charmants jeunes gens, courtois et bien élevés. Ils avaient bien sûr, par le passé, fait quelques petites bêtises mais comme tous les jeunes…; et puis un jour simplement, un jour fatal, ils ont fait une grosse bêtise. S’ils ont cédé à la « folie » meurtrière, ils n’en sont d’ailleurs pas complètement responsables. Ils seraient en effet eux-mêmes des victimes, des victimes de la misère, de l’injustice sociale, des victimes de l’Occident. S’ils ont tué, c’est pour conquérir une identité et combattre le Mal.


On est souvent disposés à considérer que les tueurs ont un cœur pur. Le Mal, on veut en fait toujours qu’il soit extérieur à soi. Ce point de vue victimaire offre surtout un immense bénéfice : évacuer toute culpabilité.



C’est le manichéisme qui perdure en nous ou plutôt c’est notre difficulté à admettre que le Mal habite en chacun de nous, qu’il signe notre propre duplicité. Le Mal est une donnée fondamentale de la condition humaine; sur ce point, Dostoïevsky et Freud ont écrit des pages décisives et sans doute définitives. Le crime est notre hantise perpétuelle, il fait partie de nos pulsions les plus profondes.



Le crime est même l’incomparable instrument de découverte de soi-même, selon Dostoïevsky. L’écrivain Jean-Philippe Toussaint écrit ainsi dans la préface de « Crime et châtiment » : « Souvent, moi-même, avant de m’endormir, au chaud, dans la tiédeur des draps, j’ai ce fantasme étrange : tuer des gens, les pendre. Et j’en tire un plaisir délétère et maussade. »




Ce qui est sûr aussi, c’est que pour beaucoup de gens, en fait, le crime ne constitue pas un tabou absolu et il est même, parfois, moralement tolérable.



Sur ce point, deux films récents apportent un nouvel éclairage. Un chef d’œuvre d’abord : « Elena » de Zviaguintsev et aussi « Possessions » de Eric Guirado. Deux films traversés par un affrontement violent entre les classes avec des victimes qui ne sont pas très sympathiques et arrogantes.



« Elena », c’est vraiment un grand film, un prolongement véritable de « Crime et Châtiment ». Ce qui m’a énervée, c’est d’abord l’énorme faute d’orthographe du titre qu’on a voulu russiser pour plus d’exotisme. C’est ensuite et surtout qu’on a généralement écrit que c’était une description de la Russie contemporaine, ce pays ô combien effrayant. Que c’est réducteur et surtout quel art de se voiler la face !




La grande force de ce film, c’est l’ambiguïté entretenue sur les êtres et les choses. On ne peut à aucun moment trancher : la victime est plutôt froide, odieuse, incarnant le nouveau cynisme économique. La criminelle est plutôt sympathique, aimante et son geste peut être interprété comme une révolte contre l’ordre social.




Ce qui est troublant, c’est que Zviaguintsev laisse le choix. Il déclare même : « Nombreux sont les spectateurs qui condamnent le geste criminel. A l’inverse, je suis sûr qu’il s’en trouvera qui se diront : « elle a eu bien raison de faire ça ». Chacun décide pour lui-même ».


On n’est pas sûr, en effet que le remords fasse partie intégrante de la vie humaine.


D’une certaine manière, on se croit même tellement modernes, tellement libérés du poids de la religion, qu’on pense pouvoir s’abstraire de toute culpabilité.



C’est le problème qu’a posé Dostoïevsky dans « Crime et Châtiment ». Raskolnikov est lui-même un jeune homme moderne, progressiste, athée. Son crime, il est capable de le justifier de manière entièrement rationnelle : en assassinant une horrible usurière, il débarrasse l’humanité d’un élément nuisible. Du coup, le crime revient presque à faire le bien et devient moralement acceptable.



Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui notre propre point de vue ? On se proclame tous innocents et l’on rejette avec force l’idée que l’on puisse être coupables de quoi que ce soit.


Le remords, la culpabilité, ce sont des vieilleries.


C’est sûr qu’aujourd’hui, le crime, le meurtre, deviennent, moralement, de plus en plus acceptables. C’est d’autant plus facile à justifier avec l’exacerbation des jalousies et des envies sociales de la société démocratique. Les plus bas instincts, l’envie et la peur, sont aujourd’hui flattés. De plus en plus, les gens sont dévorés par la haine, pleins de rancœur sociale, et c’est d’autant plus fort que ça semble légitime.



On sait que Raskolnikov échoue à se délivrer de son sentiment de culpabilité et qu’il subit le châtiment du remords. Mais qu’en serait-il aujourd’hui ?





Tableaux de Vincent Hui, jeune artiste né à Hong-Kong et aujourd’hui domicilié en Californie. Il s’inspire des contes et romans populaires européens.


Puisqu’on est dans le cinéma, je vous recommande également : « Les adieux à la Reine » de Benoît Jacquot (un très grand film) et « La terre outragée » de Michal Boganim avec l’ensorceleuse Olga Kurylenko.

2 commentaires:

nuages a dit…

J'ai beaucoup apprécié "Elena" également, un film sans manichéisme, où aucun des personnages n'est présenté comme condamnable.
J'aime beaucoup les peintures qui illustrent ce billet.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages !

Elena, c'est effectivement l'un des grands films de ce début d'année. Malheureusement, il n'est déjà plus beaucoup sur les écrans.

Quant à Vincent Hui, il est tout jeune et a sûrement beaucoup d'avenir. Surtout, il faut voir les tableaux originaux. L'image Internet est ici très réductrice.

Carmilla