samedi 28 avril 2012

Averses



C’est drôle : on m’annonce un très beau temps à Moscou, Kiev et Varsovie (25-26 °).


Alors ici, avec notre froid de canard (que j’apprécie cependant), mieux vaut s’adonner à la lecture ce week-end.



Donc, j’ai aimé et je recommande :


- Tzvetan Todorov : « Les ennemis intimes de la démocratie ». Le démarrage est déconcertant, avec une évocation de la controverse, au début du 5 ème siècle, entre Pélage et Saint Augustin. En bref, le débat entre ceux qui croient au progrès linéaire et à la force de la volonté humaine (Pélage) et ceux qui pensent que l’être humain est entravé par sa duplicité et son mystère propre (le péché originel de Saint Augustin). C’est une question qui se retrouve aujourd’hui : la démocratie n’est plus confrontée à des menaces extérieures : elle a des ennemis intimes (le messianisme, la tyrannie de l’individu, le néolibéralisme, le populisme, la xénophobie).


En un mot, la démocratie est victime de son hyper-puissance. Un bouquin lumineux (même si les analyses du libéralisme, celles d’un lecteur du Nouvel Obs, m’apparaissent bien convenues,) qui réinterprète l’actualité contemporaine (Balkans, Lybie, Irak, Afghanistan). L’auteur, qui a vécu toute sa jeunesse en Bulgarie, penche clairement pour Saint Augustin : on ne saurait extirper définitivement le mal.


- Lucien Jerphagnon : « Connais-toi toi-même…et fais ce que tu aimes ». Lucien Jerphagnon est décédé récemment. Il a accédé à une relative notoriété quand Michel Onfray a exprimé toute sa dette envers lui. En réalité, c’est vraiment un grand maître et c’est beaucoup plus puissant, beaucoup plus érudit et beaucoup plus subtil que du Michel Onfray. En plus, c’est facile à lire et c’est plein d’humour. Surtout, ça apprend une foule de choses à des gens qui, comme moi, ne connaissent à peu près rien à la pensée antique et médiévale.


- Simon Leys : « Le studio de l’inutilité ». Comme toujours, c’est drôle, aérien, féroce, inattendu et profond. La Chine, la mer, Barthes, Conrad, Orwell.



- Jean-Philippe Toussaint : « L’urgence et la patience ». La révélation de la lecture, la passion de l’écriture. Ce petit livre est un chef d’œuvre car il est une merveille d’épure, de concision, de simplicité sur ces deux questions essentielles. Il n’y a vraiment rien qui dépasse et on prend une grande leçon d’écriture.



- Michaël Ferrier : « Fukushima – Récit d’un désastre ». Un titre pareil, ça m’a d’abord effrayée parce que j’ai toujours peur d’un délire écologiste. Mais non ! C’est d’abord très bien écrit et l’auteur, qui connaît très bien le Japon et parle japonais, va d’abord à la rencontre des gens. C’est à la fois magnifique et très impressionnant. Le plus beau livre sur Fukushima à mes yeux.


- Philippe Pelletier : « La fascination du Japon ». A proportion de la fascination exercée, les idées reçues abondent sur le Japon : les Japonais copient tout et en mieux, le Japon est le paradis de la haute technologie, le Japon est le pays des robots et des mangas, le miracle économique japonais, les Japonais travaillent trop, la jeunesse japonaise est désespérée, la femme japonaise est soumise à son mari, le Japon est submergé par le sexe et la violence … Tous ces clichés, ces idées toutes faites, Philippe Pelletier les démonte habilement.


- Elisabeth Barillé : « Une légende russe ». De très loin, le meilleur livre récent évoquant la Russie. Ce qui m’a intéressée, c’est le croisement des deux cultures dans ce récit d’Elisabeth Barillé. La française d’abord (elle a eu pour guide Georges Bataille et Nietzsche), la russe en second (son grand-père a fui la Révolution d’Octobre). Il faut ajouter qu’Elisabeth Barillé est un auteur à la réputation un peu sulfureuse, ce qui est encore plus intéressant. Elle s’est donc rendue en Russie, pendant quelques semaines, il y a deux ans, en cherchant de plus à emprunter les pas de Lou Andréas Salomé et de R.M. Rilke. C’est très beau, très juste et on perçoit bien que l’auteur a une connaissance intime de la Russie.



- Velibor Colic : « Sarajevo omnibus » - Un portrait de la ville de Sarajevo en 1914 et des principaux protagonistes de l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand. Outre Gavrilo Princip, on rencontre plein de personnages extraordinaires : Ivo Andric, futur prix Nobel de littérature, « la main noire », organisation terroriste guidée par la Russie pour libérer les Serbes de l’Autriche-Hongrie. Un récit épatant qui ravira tous les amoureux des Balkans.



- Philippe Moreau- Sainz : « Mazurka ». J’ai trouvé l’idée de départ géniale : une jeune française en voyage touristique à Varsovie est victime d’une substitution d’identité avec attribution d’un passeport polonais. J’imagine fort bien ce que ça peut être parce que la Pologne, c’est quand même l’un des pays les plus mystérieux de l’Europe. Surtout, cette foutue langue terrifiante à la lecture et à l’écoute. Dommage que l’auteur n’aille pas jusqu’au bout dans l’exploration de ce thème et se perde dans des rêveries un peu vaseuses. C’est sans doute qu’il ne connaît pas assez la Pologne pour pouvoir aller plus loin. C’est peut-être le livre dont j’aurais du avoir l’idée.



- Sara Daniel : « Guerres intimes ». De l’Afghanistan à la Syrie, en passant par l’Irak, la Lybie, le Pakistan, le Yemen, les récits de Sara Daniel, grand reporter au Moyen-Orient et rédactrice au service étranger du « Nouvel Observateur ».



- Jean-Noël Brégeon : « 1812 – La paix et la guerre ». L’Europe a déjà existé. C’était en 1812 et c’était sans doute une réalité plus forte qu’aujourd’hui. Peu de Français savent par exemple que la ville de Hambourg, en lointaine Allemagne du Nord, était sous administration française. Je sais bien qu’en France, il est absolument indécent d’avouer qu’on s’intéresse à Napoléon mais, pour moi, il était avant tout l’incarnation de l’esprit de la Révolution. C’était aussi l’époque d’un bouillonnement culturel et politique extraordinaire avec des figures aussi remarquables que Hegel, Beethoven, Chateaubriand.



- Michael Lewis : « Boomerang ». Evidemment, c’est un livre d’économie mais j’en lis beaucoup. Le précédent bouquin de Michael Lewis, « Le casse du siècle », était probablement le meilleur consacré à la crise financière. Dans « Boomerang », on voyage en Europe : l’Islande, la Grèce, l’Espagne, l’Irlande, l’Allemagne. Ce n’est évidemment pas très flatteur ; c’est même féroce dans la dénonciation de nos hypocrisies mais j’ai trouvé que c’était très pertinent.



Images de la grande illustratrice française, Margot Macé.


Je vous recommande aussi un film bulgare formidable : « Avé » de Konstantin Bojanov

dimanche 22 avril 2012

La Pompe à Phynances et la machine à décerveler



Vous allez peut-être voter aujourd’hui.

Vous avez sans doute l’impression d’un large choix et d’un large éventail politique.


En réalité, comme l’a souligné récemment Mathieu Lainé dans « le Monde », il y a un point commun à tous les candidats, c’est leur hostilité, voire leur haine, affichée à l’encontre du libéralisme et des idées libérales.


Faire confiance à l’individu, à son initiative et à sa responsabilité, c’est complètement étranger à l’esprit politique français. C’est tout de même curieux dans un pays qui a vu naître la philosophie des Lumières. C’est un contraste immense avec les mentalités en Europe Centrale où on a eu le temps d’apprendre à détester le bonheur collectivisé.


La proportion du vote totalitaire et populiste en France est vraiment effrayante. Ca m’apparaît un peu bizarre dans un pays volontiers donneur de leçons en matière de démocratie, surtout quand il s’agit de la Russie et de ses anciens satellites.


On ne raisonne ici qu’à coups de grandes interventions publiques dont seul le niveau différencie finalement les candidats.

Et puis on ne s’embarrasse pas de subtilités pour analyser les choses. Si ça va mal, vous dit-on avec des accents nauséabonds, c’est de la faute aux autres : les riches, les banques, les financiers, l’Europe, la Chine, l’immigration.


C’est sûr que tout ça, c’est bien rance, bien moisi.

On nous promet un gouvernement des purs qui est en fait un gouvernement de la peur reposant sur un clientélisme des bas instincts.


Tocqueville, le premier, n’avait pas exclu que la démocratie se transforme insidieusement en tyrannie. Outre le conformisme et le nivellement généralisé de la pensée, le principal danger, c’est que la passion de l’égalité, très forte en France, ne se traduise par une exacerbation des envies et des haines.


On préfère alors « l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté ».

Et ce choix rencontre celui des gouvernants, naturellement disposés à « acheter » les peuples.


L’ « achat » des peuples, il se fait très simplement en usant d’un instrument bien pratique : la monnaie. Rien de plus facile, du moins dans un premier temps, que d’inonder les marchés de fausse monnaie.

Ca correspond aussi à une idéologie : celle de la consommation qui définirait le bien être et qui serait le moteur de la croissance économique. C’est le choix du court terme, de la satisfaction immédiate, contre le long terme, l’investissement.


Inutile de rappeler que les gouvernements occidentaux ont utilisé cet instrument dans des proportions éhontées avec l’assentiment des peuples. On a même forcé la dose, ces deux dernières décennies, en manipulant à outrance les taux d’intérêts, artificiellement maintenus à des niveaux ridiculement bas.


Le prêt à intérêt, ça a été l'une des grandes inventions du monde occidental. C'est ce qui a permis son expansion commerciale à la fin du Moyen Age lorsque le christianisme a commencé à considérer que les usuriers pouvaient eux aussi accéder au Royaume des Cieux.


Mais aujourd'hui, les intérêts, on les veut les plus bas possible et on n'est plus très loin de la banque islamique à taux zéro; on croit que c'est entièrement positif et peu de gens semblent percevoir que c’est une absurdité. On est convaincus que c’est le seul moyen de soutenir l’activité économique même si des pays comme le Japon font, depuis 20 ans, du sur place alors que le coût de l’argent y est insignifiant.


Comme ça, on déverse des milliards d’euros pour alimenter des bulles qui éclateront inévitablement à la grande surprise de ceux qui ont joué avec. L’idée la plus difficile à admettre aujourd’hui, c’est qu’on puisse être débiteur de quelque chose. La dette, financière ou morale, on refuse d’en assumer la responsabilité et on cherche à ruser avec en reportant infiniment ses échéances.


Mais, malgré cette pluie de milliards qu’on fait tomber, rien ne va, rien ne redémarre, tout cahote quelque temps avant de s’éteindre à nouveau. On a alors beau jeu, dans un étrange retournement, de se prétendre victimes et de désigner des boucs émissaires : les marchés, la finance, les spéculateurs.


Pour expliquer le présent état des choses, rien de mieux que de relire Alfred Jarry et sa description d’une machine infernale, LA POMPE À PHYNANCE, l’engin privilégié de la tyrannie du Père Ubu.



« La pompe à phynance est l’outil économique préféré du Père Ubu, son petit Breton-Woods personnel, son cycle de Doha, si vous voulez. La pompe à phynance fonctionne d’ailleurs de pair avec la machine à décerveler, avec laquelle elle travaille selon le principe des vases communicants. Le principe est simple: plus la pompe à phynance s’active, plus il y a de décervelage. Plus on décervelle, mieux la pompe à phynance se porte.


Le principe est vieux comme le monde, mais il est fascinant de voir à quel point il est toujours actuel. Que ne décervelle-t-on ces temps-ci pour tenter de réactiver la pompe à phynance. Ou, pour prendre la chose autrement, les efforts incroyables consentis sur notre dos à tous pour réactiver la pompe à phynance se font, sans conteste, à grands coups de décervelage, outrageusement médiatique. Et ça fait mal à l’intellect de ceux qui ont encore une dose de cynisme rancunier envers ces salopes de rentiers qui nous ont mis dans ce merdier. »


Il s’agit ici d’un extrait du blog du Père Castor. C’est d’une troublante actualité. L'imbécilité croîtrait à proportion de l'expansion de la dette. C'est comme ça, dans cette fuite perpétuelle de l’endettement, qu'on rencontre un jour un tyran. On n’en est bien sûr pas encore là mais la montée du populisme en France est un signe précurseur.


Qu’est-ce qu’on peut faire alors ? Comment stopper la "Pompe à Phynances" pour retrouver les chemins de la démocratie ? J’ai cru comprendre que le pire crime aujourd’hui, c’était de spéculer contre la dette française. Ce n’est pas mon avis. Je crois au contraire que la dégradation de la dette française et la remontée des taux pourraient être salutaires. Alors faites comme moi : vendez massivement les obligations françaises.


Photographies parisiennes d’Alice Lemarin, extraites de sa série : « La mort par l’ennui ».

Je vous conseille enfin, plutôt que de vous abrutir à la soirée électorale, d’aller voir « Twixt » de Francis Ford Coppola. C’est très beau, très poétique.

dimanche 15 avril 2012

Crime sans châtiment



Officiellement, bien sûr, tout le monde considère le crime avec horreur et le condamne avec véhémence.


Pourtant, les choses ne sont peut-être pas aussi simples et évidentes. Il n’est qu’à considérer les nombreuses réactions de compassion exprimées en faveur des tueurs. On nous dit ainsi que Mohamed Merah et Khaled Kelkal étaient, paraît-il, de charmants jeunes gens, courtois et bien élevés. Ils avaient bien sûr, par le passé, fait quelques petites bêtises mais comme tous les jeunes…; et puis un jour simplement, un jour fatal, ils ont fait une grosse bêtise. S’ils ont cédé à la « folie » meurtrière, ils n’en sont d’ailleurs pas complètement responsables. Ils seraient en effet eux-mêmes des victimes, des victimes de la misère, de l’injustice sociale, des victimes de l’Occident. S’ils ont tué, c’est pour conquérir une identité et combattre le Mal.


On est souvent disposés à considérer que les tueurs ont un cœur pur. Le Mal, on veut en fait toujours qu’il soit extérieur à soi. Ce point de vue victimaire offre surtout un immense bénéfice : évacuer toute culpabilité.



C’est le manichéisme qui perdure en nous ou plutôt c’est notre difficulté à admettre que le Mal habite en chacun de nous, qu’il signe notre propre duplicité. Le Mal est une donnée fondamentale de la condition humaine; sur ce point, Dostoïevsky et Freud ont écrit des pages décisives et sans doute définitives. Le crime est notre hantise perpétuelle, il fait partie de nos pulsions les plus profondes.



Le crime est même l’incomparable instrument de découverte de soi-même, selon Dostoïevsky. L’écrivain Jean-Philippe Toussaint écrit ainsi dans la préface de « Crime et châtiment » : « Souvent, moi-même, avant de m’endormir, au chaud, dans la tiédeur des draps, j’ai ce fantasme étrange : tuer des gens, les pendre. Et j’en tire un plaisir délétère et maussade. »




Ce qui est sûr aussi, c’est que pour beaucoup de gens, en fait, le crime ne constitue pas un tabou absolu et il est même, parfois, moralement tolérable.



Sur ce point, deux films récents apportent un nouvel éclairage. Un chef d’œuvre d’abord : « Elena » de Zviaguintsev et aussi « Possessions » de Eric Guirado. Deux films traversés par un affrontement violent entre les classes avec des victimes qui ne sont pas très sympathiques et arrogantes.



« Elena », c’est vraiment un grand film, un prolongement véritable de « Crime et Châtiment ». Ce qui m’a énervée, c’est d’abord l’énorme faute d’orthographe du titre qu’on a voulu russiser pour plus d’exotisme. C’est ensuite et surtout qu’on a généralement écrit que c’était une description de la Russie contemporaine, ce pays ô combien effrayant. Que c’est réducteur et surtout quel art de se voiler la face !




La grande force de ce film, c’est l’ambiguïté entretenue sur les êtres et les choses. On ne peut à aucun moment trancher : la victime est plutôt froide, odieuse, incarnant le nouveau cynisme économique. La criminelle est plutôt sympathique, aimante et son geste peut être interprété comme une révolte contre l’ordre social.




Ce qui est troublant, c’est que Zviaguintsev laisse le choix. Il déclare même : « Nombreux sont les spectateurs qui condamnent le geste criminel. A l’inverse, je suis sûr qu’il s’en trouvera qui se diront : « elle a eu bien raison de faire ça ». Chacun décide pour lui-même ».


On n’est pas sûr, en effet que le remords fasse partie intégrante de la vie humaine.


D’une certaine manière, on se croit même tellement modernes, tellement libérés du poids de la religion, qu’on pense pouvoir s’abstraire de toute culpabilité.



C’est le problème qu’a posé Dostoïevsky dans « Crime et Châtiment ». Raskolnikov est lui-même un jeune homme moderne, progressiste, athée. Son crime, il est capable de le justifier de manière entièrement rationnelle : en assassinant une horrible usurière, il débarrasse l’humanité d’un élément nuisible. Du coup, le crime revient presque à faire le bien et devient moralement acceptable.



Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui notre propre point de vue ? On se proclame tous innocents et l’on rejette avec force l’idée que l’on puisse être coupables de quoi que ce soit.


Le remords, la culpabilité, ce sont des vieilleries.


C’est sûr qu’aujourd’hui, le crime, le meurtre, deviennent, moralement, de plus en plus acceptables. C’est d’autant plus facile à justifier avec l’exacerbation des jalousies et des envies sociales de la société démocratique. Les plus bas instincts, l’envie et la peur, sont aujourd’hui flattés. De plus en plus, les gens sont dévorés par la haine, pleins de rancœur sociale, et c’est d’autant plus fort que ça semble légitime.



On sait que Raskolnikov échoue à se délivrer de son sentiment de culpabilité et qu’il subit le châtiment du remords. Mais qu’en serait-il aujourd’hui ?





Tableaux de Vincent Hui, jeune artiste né à Hong-Kong et aujourd’hui domicilié en Californie. Il s’inspire des contes et romans populaires européens.


Puisqu’on est dans le cinéma, je vous recommande également : « Les adieux à la Reine » de Benoît Jacquot (un très grand film) et « La terre outragée » de Michal Boganim avec l’ensorceleuse Olga Kurylenko.