dimanche 25 septembre 2011

Nous sommes des criminels innocents


La première fois que je suis venue à Nice, j’étais toute adolescente. C’était à l’issue d’un périple compliqué où j’étais partie en train depuis ce qui était encore la Yougoslavie, via l’Italie.

Ca surprendra peut-être mais je n’ai pas du tout été enchantée ni émerveillée. Ca rappelait vaguement la Crimée mais la lumière, le bruit, la chaleur, l’attitude des gens, tout cela me déconcertait, perturbait. A cette époque, c’est vrai, j’étais paumée et même plus que cela. Bref, je ne comprenais rien, j’étais effrayée, désorientée. Je ne savais même plus si je parlais français.


Deux choses m’ont réconfortée : d’abord, l’église orthodoxe russe (j’ai honte d’avouer cela mais c’était irrépressible). Et puis une exposition, découverte par hasard, consacrée à Gustav-Adolph MOSSA.

Gustav-Adolph MOSSA, peintre symboliste, peut-être à peine connu en dehors de Nice. Personne ne dira, certes, que c’est un peintre majeur mais je défie quiconque de ne pas être troublé. Ce qui m’avait surtout intéressée, c’est que durant toute sa vie, il avait dissimulé son activité artistique et que l’on n’avait découvert ses tableaux qu’après sa mort en 1971.


Il voulait sans doute ne pas porter atteinte à ses fonctions officielles, celles d’un fonctionnaire respectable, conservateur du Musée des Beaux Arts de Nice.

Mais peut-être était-il lui-même également effrayé par sa propre duplicité, son attirance pour le crime et la mort.


Reconnaître l’inavouable en soi, ce n’est en effet pas une démarche évidente. Admettre qu’on peut être une crapule, un salopard ou un délinquant potentiel, ce n’est évidemment pas très réconfortant. Surtout aujourd’hui où on se revendique tous intègres, honnêtes et exemplaires.

Jamais on ne s’est autant menti à soi-même : l’inflation des confessions, autobiographies, autofictions, voire des simples blogs, témoigne bien du malaise éprouvé. On se présente tous sous le meilleur jour possible.


Nous nous comportons comme si le Mal concernait les autres mais surtout pas nous.

Ce point de vue candide et mensonger a été dénoncé par Freud lui-même. Dans l’un de ses textes les plus étranges et les plus choquants, « Malaise dans la civilisation », Freud évoque nos pulsions les plus anciennes, nos pulsions originaires : l’inceste, le cannibalisme, le plaisir-désir de meurtre.


On se récrie évidemment qu’on n’est absolument pas concernés. Il n’y a aucune trace en moi de ces pulsions archaïques.

Pourtant Freud considère bien que nous sommes tous des tueurs nés, des criminels par nature. Ca veut dire aussi qu’on est des criminels innocents comme le dit le marquis de Sade.

C’est d’ailleurs pour contenir et réprimer ces pulsions premières que Freud voit justement la nécessité de la société, de la religion, de la morale.


Nous sommes bien des criminels innocents. Ca me semble personnellement évident. Pourquoi prenons nous tant de plaisir à lire des romans policiers, à suivre des faits divers, à voir des films d'épouvante, si ce n’est parce qu’ils nous permettent d’assouvir, par procuration et en toute impunité, nos pulsions criminelles ?

La vérité, c’est que les criminels et les délinquants ne nous font pas tant horreur que ça. Je dirais même, au contraire, que nous les aimons bien , même les pires d’entre eux.

Et nous ne les aimons pas par compassion mais parce que nous nous identifions obscurément à eux et qu’ils nous permettent d’assouvir nos rêves inavouables.


Mais c’est vrai aussi qu’on n’est pas toujours simplement des criminels innocents. On passe à l’acte quelquefois.

J’évoquais la Yougoslavie au début de mon post. Je connais bien et j’ai été très marquée par les guerres récentes. Des guerres bizarres, pratiquement sans intervention des armées régulières, avec des milices incontrôlées, sauvages, déchaînées.


On vient de rééditer à ce sujet, en poche, les extraordinaires récits de Jean Rolin : « Campagnes ».

C’est vraiment la logique du cauchemar : on bascule sans cesse, brutalement, de la vie quotidienne, paisible, à l’horreur.

Surtout, Jean Rolin parle, sans détour, d’une chose effrayante, monstrueuse : le plaisir de la guerre, le plaisir de tuer.


« Ils avaient l’air heureux, sinon vraiment de bonne humeur : c’était le début de la guerre, il faisait beau, les pertes étaient encore limitées de part et d’autre, et tout neuf le plaisir de porter des armes et de s’en servir pour imposer sa loi, terroriser les civils, abuser des filles, enfin jouir gratuitement de toutes ces choses si longues et si coûteuses à se procurer en temps de paix, quand il faut travailler, et encore, pour les obtenir. ».



Tableaux de Gustav-Adolph MOSSA

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