samedi 6 août 2011

« Comment supporter le Hasard »


Il y a quelques années, j’ai remporté le premier prix d’un concours.

Ce n’était pas une somme d’argent considérable mais ça m’a tout de même permis de faire un beau voyage en Asie.


Passée la surprise, je me suis dit que ce coup de chance (même s’il fallait répondre à des questions précises, historiques et géographiques) était doublement injuste :

- je ne joue jamais (sauf en Bourse, mais ce n’est pas un jeu) et la seule fois que j’ai joué, j’ai gagné.

- que je gagne alors que je suis quelqu’un de privilégié, j’ai jugé que c’était profondément immoral.


Je me suis donc bien gardée d’évoquer ma bonne fortune à mon entourage qui n’aurait pu éprouver que rancœur et sentiment d’injustice.

Etre élu, être privilégié, ce n’est pas si facile car on est souvent taraudé par un sentiment de culpabilité. En disant cela, je sais bien que je ne fais pas pleurer les chaumières mais, si on réfléchit bien, on connaît tous dans sa vie des situations et des événements où l’on a le sentiment que le destin vous a souri et on ne vit pas toujours ça très bien.



Valeria Bruni Tedeschi, la soeur de Carla, a réalisé sur cette question un excellent film en 2002 : « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume des cieux ». Pour la majorité des gens, c’est en effet une idée réconfortante de penser qu’un riche ne pourra jamais accéder au Royaume des Cieux ou sera tout du moins, sous une forme plus moderne, un jour puni pour sa richesse forcément imméritée. Pourtant, nous savons bien que ni le chameau, ni le riche, ni…personne, n’accédera au Royaume des Cieux et qu’il n’y a de toute manière aucune justice divine.


En fait, personne ne tolère cette idée que la vie puisse être entièrement soumise au hasard. Plus précisément, le hasard et la chance, on ne les admet que s’ils ont une certaine rationalité et semblent correspondre à une justice.

Car on rêve bien tous en fait du coup de baguette magique ou du miracle qui transformera votre vie. Mais ça ne peut être admis par les autres que si c’est perçu comme la récompense d’efforts effectués.


Il faut que vous alliez voir le dernier film de Jessica Hausner : « Lourdes », avec Sylvie Testud. Elle est une ancienne élève de Michael Haneke. C’est très intelligent, cruel et incisif. Jessica Hausner pose beaucoup de questions sur le sens, ou plutôt l’absence de sens des choses. « Puis-je influencer le cours de mon destin à travers mes bonnes actions ou ne suis-je rien d’autre qu’un ballon dans les griffes du hasard ? ». La question centrale de notre vie, c’est ce contraste entre le sens et l’arbitraire.



Les religions, pas seulement la catholique, recrutent leurs adhérents sur une vision mercantile de la vie assortie d’un continuel marchandage : le bonheur ou le paradis à proportion des souffrances endurées, des mortifications subies.


Que se passe-t-il alors quand quelqu’un qui n’est pas vraiment croyant, qui n’est pas vraiment méritant est tout à coup l’heureux élu ?



On se met évidemment à le haïr avec la même force que l’on hait le hasard. La religion révèle alors l’un des ses soubassements : la joie secrète à souffrir et à voir les autres souffrir, la Schadenfreude qu’avait dénoncée Nietzsche, la complaisance morbide, le goût d’une vie souffrante et rapetissée.


L’autre fondement trivial des religions, c’est le refus du hasard.

On voudrait que tout soit justifié, obéisse à une forme de rationalité (Inch Allah ! c’était écrit). Mais ce n’est pas l’esprit des Lumières qui nous anime, bien au contraire. En fait, on déteste le hasard et en détestant le hasard, on déteste la vie, son chaos, ses chocs, son absurdité.


Certes, me direz-vous, mais ne sommes pas justement libérés de tout cela, à l’âge démocratique, puisque nous sommes tous devenus athées, rationalistes. Peut-être, mais il faut aussi relire Freud quand il fait le portrait de ces innombrables obsessionnels et paranoïaques qui forment notre entourage, tous gens qui détestent le hasard, tous « héros » de l’économie moderne.

On essaie de se blinder contre la contingence, l’aléa mais, toujours, le jeu du hasard vient remettre en cause notre souveraineté.


C’est le hasard qui façonne notre existence et il l’emporte sur la vertu et le mérite. C’est l’image très forte de la bague jetée dans la Tamise, à la fin du film « Match Point » de Woody Allen, qui vient frapper une barrière et qui va faire basculer le destin tout tracé du héros.

Dieu joue aux dés et nous sommes bien « des ballons dans les griffes du hasard ». Mais cette lucidité nécessaire ouvre aussi la voie à toutes les tentations nihilistes.


Alors, comment supporter le hasard ? Le hasard ne nous foudroie pas tous, ne nous rend pas inertes. Chaque coup de dés ouvre en fait une nouvelle opportunité dans notre vie et nous conservons toujours notre libre arbitre par rapport à celle-ci. Il y a alors ceux qui ne veulent surtout rien changer, demeurer enfermés dans leur névrose, et il y a ceux qui neutralisent le hasard, le maîtrisent en saisissant leur chance. Pour cela, ils acceptent une bifurcation, un détour de leur existence.

Moi, je suis la championne des bifurcations, des retournements. Des vies, j’en ai eu de multiples. Mais vous, êtes-vous comme moi ? Aimez-vous le hasard ? Combien de fois votre vie a-t-elle déjà bifurqué ?


Le grand peintre norvégien ODD NERDRUM (né en 1944)

Je vous invite par ailleurs à lire le numéro de cet été de la revue Philosophie Magazine : « La vie est-elle une suite de hasards ? »

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