dimanche 3 juillet 2011

Le grand jeu – Le rêve indien


Dans chaque pays, les mentalités sont façonnées par une sorte de rêve collectif, historique et géographique. Evidemment, ce sont des cadres à chaque fois très différents mais ça explique beaucoup de choses.

En Russie, il y a deux grands fantasmes, très forts surtout au 19ème siècle mais qui perdurent aujourd’hui : Byzance et l’Asie Centrale. On comprend ça en visitant par exemple l’un de mes musées préférés, le musée russe de Saint-Petersbourg.


C’est peut-être sur ces deux points que se mesure d’ailleurs ce qui sépare le plus un Russe et un Français. Ce n’est pas tellement la langue ou les habitudes quotidiennes, c’est surtout l’histoire et l’espace géographique avec l’imaginaire qui leur est lié. L’Asie Centrale et Byzance, c’est très important pour un Russe mais j‘ai l’impression qu’un Français n’en a vraiment rien à fiche et n’a d’ailleurs que d’obscures notions sur la question.

Byzance, j’en parlerai dans un post à venir.


Pour l’Asie Centrale, j’ai été étonnée de découvrir que peu de Français savent qu’il y a eu deux projets d’invasion conjointe des Indes par les armées russe et française : le premier, extravagant, présenté en 1801 par Paul 1er, le fils neurasthénique de Catherine; le second présenté à Tilsit, en 1807, par Napoléon lui-même, à Alexandre 1er.


Ce n’était pas du tout absurde. Napoléon venait d’ailleurs de signer un traité avec le Shah de Perse qui scellait l’amitié des deux pays et accordait un droit de passage aux troupes françaises sur le territoire iranien.

Ce projet de conquête franco-russe a malheureusement été abandonné (Alexandre se retournant contre Napoléon) mais je trouve que c’était vraiment exaltant.


D’ailleurs, ça m’a fait énormément rêver lorsque j’étais enfant et ça continue de me passionner. J’aurais voulu être espionne à Khiva, trafiquante à Boukhara, courtisane à Hérat.

Les Russes sont détestés dans le monde entier, parce qu’on les considère comme des agresseurs et impérialistes hypocrites.



C’est difficile à contester mais il faut voir également que l’expansionnisme russe correspondait à un besoin de protection après trois siècles de domination mongole : il fallait que les ennemis potentiels soient le plus loin possible de Moscou.

Le rêve indien qui a pris naissance chez les Russes, dès la Grande Catherine, était d’abord motivé par l’attrait exercé par l’Inde qui était alors perçue comme un pays de richesses fabuleuses.



En outre, il s’agissait de se protéger de la Grande-Bretagne qui occupait l’Inde à cette époque.

C’est pour cela qu’au 19 ème siècle, la Russie a conquis progressivement le Caucase puis tous les Khanats musulmans de l’ancienne route de la soie (Khiva, Boukhara, Kokand).

L’idée était ensuite de prendre des positions fortes en Perse et en Afghanistan pour pouvoir exercer une pression sur les troupes britanniques.


On a appelé « le Grand Jeu » cette rivalité et ce conflit larvé entre la Russie et la Grande-Bretagne durant tout le 19ème siècle.

J’adore toutes les péripéties et histoires extraordinaires qui ont émaillé ce « Grand Jeu » et j’en suis presque une spécialiste. Il est évidemment facile de condamner à bon compte cette forme de colonialisme mais il faut aussi reconnaître que c’était une aventure qui réclamait un courage et une audace extraordinaires. Des personnalités exceptionnelles ont ainsi été les acteurs de ce Grand Jeu » : Pottinger, Burnes, Iermolov, Paskievich, Witkiewicz, Connolly, Stoddart. Ces régions étaient en effet extrêmement périlleuses et l’Européen qui s’y aventurait, s’il ne mourait pas dans un désert, avait de bonnes chances de finir ses jours comme esclave ou massacré par les indigènes.


« Le Grand Jeu » a évidemment été suspendu avec la Révolution d’Octobre, mais il a curieusement repris après la seconde guerre mondiale, même si la Grande-Bretagne n’en est plus protagoniste.

Il est aujourd’hui plus que jamais actuel. Pourquoi les Russes ne lâchent-ils rien dans le Caucase, en Tchétchénie, en Abkhazie, en Géorgie ? Pourquoi se rapprochent-ils de l’Iran ? Pourquoi espèrent-ils reprendre pied en Afghanistan ? Pourquoi l’Inde est-elle leur partenaire privilégié ?

Tout simplement parce que leur rêve indien n’est pas mort et qu’ils continuent de jouer « le Grand Jeu ».


Photographie de fleurs de pavot en Afghanistan

Tableaux de Vassily Wereshtshagin (Василий Василиевич Верещагин) et d'Alexander Laszenko

Sur « Le Grand Jeu », je recommande la lecture de :

- Peter HOPKIRK : « Le Grand Jeu –Officiers et espions en Asie Centrale » (Editions Nevicata)

- « Le Grand Jeu » dans la revue « Autrement », un ouvrage dirigé par Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir.

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