dimanche 16 janvier 2011

« Les discrètes vertus de la corruption »


La corruption, tout le monde, évidemment, est contre. Il n’existe d’ailleurs plus que des partis de la vertu et des valeurs avec des figures emblématiques, les sinistres Eva Joly et Noam Chomsky par exemple. Qui oserait faire aujourd’hui l’apologie de Bernard Tapie et de Silvio Berlusconi ? Pourtant, ils ont sûrement une meilleure connaissance du tourbillon qu’est la vie et sont plus créatifs et dynamiques que les sombres bureaucrates qui veulent aujourd’hui régenter la vie, faire coïncider la réalité des passions à leur utopie vertueuse et totalitaire.

Moi, la vertu, ce n’est pas mon truc, vous avez du le remarquer, pas seulement en ce qui concerne ma vie privée mais aussi lorsqu’il s’agit des bonnes mœurs économiques. J’ai plutôt tendance à penser qu’en la matière « les vices privés font les vertus publiques ». Ca a déjà été théorisé par Adam Smith et repris par des auteurs contemporains comme Daniel Cohen ou Philippe Simonnot. Pas d’économie dynamique, de grande civilisation, sans prodigalité dépensière, règles souples et destruction créatrice.

Je ne vais sur ce sujet parler que de mon expérience personnelle et de ce que j’ai un peu connu : la vie dans les pays de l’Est.


On l’a rarement souligné, mais, pour les populations du bloc soviétique, l’une des découvertes les plus importantes au lendemain de la chute du mur, ça a sans doute moins été l’abondance des biens de consommation que la réalité du fonctionnement d’un Etat de droit. Et ça, ça s’est révélé beaucoup moins agréable qu’on ne l’imaginait. Ca explique d’ailleurs sans doute une bonne part du traumatisme psychologique encore vécu aujourd’hui.



Dans les pays socialistes, c’est vrai, le Droit, on ne savait pas ce que c’était. Il y avait bien sûr un système juridique mais tout le monde s’en fichait et personne ne le connaissait. Disons qu’on s’arrangeait et que régnait plutôt une corruption généralisée, à tous les niveaux de la société. Pas la grande corruption d’entreprises qui sévit à l’Ouest mais plutôt une petite corruption entre particuliers; faite de multiples petits cadeaux pour adoucir la vie : se procurer certains objets ou produits alimentaires, alléger les amendes de la milice, être mieux pris en charge à l’hôpital. Ca avait une première vertu : permettre de penser que tout était négociable et que rien n’était en conséquence impossible.



C’était en fait un facteur de dynamisme et ça favorisait l’esprit d’initiative. Surtout, ces échanges généralisés, ces dons et contre-dons où chacun était l’obligé de chacun (un peu sur le modèle finalement de la société du Potlach décrite par Marcel Mauss), tout cela constituait un système social global d’entraide et de solidarité. Inutile de rappeler que la vie était beaucoup plus chaleureuse, conviviale et affective à l’Est et je pense que ça reposait largement sur ces échanges symboliques continuels entre les gens.



Quand, venant de l’Est, on débarque un beau jour à l’Ouest, le système social apparaît d’abord comme un vrai cauchemar bureaucratique : incompréhensible et impitoyable. Surtout qu’on n’était pas habitués à ça, car, contrairement à ce qu’on pense généralement, on connaissait peu la paperasserie (fiscale et sociale en particulier). Ici, on se sent confronté à un monstre froid, obtus et impossible à bouger. Une seule solution : se résigner et apprendre la patience.



D’une manière générale, tous les rapports humains apparaissent ensuite empreints d’une distante neutralité bureaucratique. Ne vous avisez pas de frapper à la porte de vos voisins (une intrusion) ou même simplement de demander un renseignement dans la rue (ce qui peut être perçu comme une invite sexuelle). L’esprit juridique, son caractère neutre, impersonnel, distant, a contaminé les mentalités, vidant les relations humaines de toute dimension affective. Je dirais même que cette dépersonnalisation aboutit à une mercantilisation générale de la vie : on n’échange plus que des biens économiques et surtout pas des mots, des images, des sentiments. Quant à entreprendre, créer, la multitude d’obstacles à franchir vous décourage rapidement.


Alors, évidemment, on vous dit que l’éradication de la corruption constitue un progrès démocratique. Peut-être, mais ça a aussi un prix qu’on n’a jamais mesuré en Europe de l’Ouest. Ce prix, c’est la société incorruptible, avec un Etat et des citoyens vertueux certes, mais dépourvus de tout affect, enfermés dans un monde purement utilitaire, impassibles et finalement impitoyables et cruels.



L’Etat vertueux, c’est le cynisme et les passions tristes de petits bourgeois narcissiques et solitaires.

Inutile de dire que je préfère aller m’éclater dans une boîte folle de la rue Tverskaïa (Тверская) à Moscou.


Igor Samsonov (Игорь Самсонов), jeune peintre russe de Voronezh (Воронеж)


Ce post se veut en outre un prolongement modeste du remarquable livre de Gaspard KOENIG : « Les discrètes vertus de la corruption » paru à l’automne 2009 (Grasset).

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