mardi 11 novembre 2008

Les orgues de la Russie jouent la nuit












Vanessa Winship

Je suis attablée au restaurant géorgien « U Pirosmani » à Moscou, juste en face du monastère de Novodievitchi. C’est l’un de mes lieux favoris, j’en aime l’insidieuse mélancolie. Il pleut, il fait délicieusement froid, la nuit est tombée dès cinq heures et je frémis de contentement. Le monastère illuminé, avec ses murs d’enceinte rouge sang et ses tours couronnées d’or, se reflète dans le lac au milieu des roseaux. A côté, le cimetière arboré avec des recoins presque sauvages : la tombe de Maïakovski ! et aussi celles de Tchekhov, Boulgakov, Gogol…

Moscou, c’est la plus belle ville du monde, une magnifique machine à rêver, l’enfance ressuscitée. Le Kremlin, la Place Rouge, Sergueï Possad et « l’anneau d’or », aucun autre monument ne peut susciter en moi pareille vibration : le mystère et l’épouvante !

Et puis, l’espace immense : pays de la démesure en comparaison duquel tous les autres, même les Etats-Unis, semblent petits, étriqués. C’est l’Imperium et sa capitale, avec tout ce que cela implique : la terreur policière et le monstre étatique, mais aussi l’ouverture cosmopolite. A Moscou, je me sens ainsi en contact direct avec l’Asie. Tout est à la fois très loin et en même temps très proche : on vit en contiguïté avec Vladivostok, Irkoutsk, Samarkand, Bakou et même Oulan-Bator, Pékin, voire Tokyo. Il ne s’agit que de quelques nuits de Transsibérien. Ma grande distraction, c’est d’aller rêver devant le tableau d’affichage de la gare de Iaroslav, avec ses toits verts et son style art nouveau.


















Kandinsky

L’espace et aussi la nature. Moscou baigne dans la verdure, avec des parcs gigantesques où se promener, courir, faire des rencontres. Une nature, que je n’aime habituellement pas, mais qui, ici, me plaît. Elle n’a rien de pacifié ; elle est rebelle, proliférante, inextricable.

Surtout, je suis émerveillée par les gens. A Paris, on se fait la gueule et on passe pour bizarre si on s’adresse à quelqu’un dans la rue. A Moscou, on rencontre une dizaine de nouvelles personnes chaque jour. C’est même fatiguant mais chaque personne rencontrée m’apparait toujours étonnante, déconcertante, en tous les cas jamais formatée et ennuyeuse. Le droit à une certaine anormalité, c’est vraiment une réalité chez les slaves et cela relativise beaucoup la liberté de pensée que l’on croit avoir en Europe de l’Ouest. L’âme slave, c’est évidemment une bêtise, mais le fait est qu’il y a une dualité du code mental des slaves qu’avait remarquée Freud lui-même dans l’analyse de l’un de ses plus célèbres patients, Pankejev, l’homme aux loups, un russe d’Odessa. A l’instar des héros de Dostoïevski, les slaves sont facilement doubles et ambivalents et ils tirent leur force de cette ambiguïté même. Etre à la fois criminel et pêcheur et avoir de grands principes éthiques.

















Andreï Smirnov

Je me remémore le récent livre d’entretiens entre Michel Houellebecq et Bernard- Henri Lévy. C’est bon, c’est même très bon, n’en déplaise aux médiocres pleins de fiel. A un moment, ils évoquent l’un et l’autre la Russie. Michel Houellebecq, qui a séjourné à Moscou en compagnie de Frédéric Beigbeder (ce magnifique histrion dont j’ai malheureusement trouvé nullissime le dernier livre en Russie) a été enthousiasmé par l’énergie et le dynamisme du pays, sa volonté de vivre, ses boîtes délirantes, ses créatures de rêve, « ses blondes somptueuses », au point d’envisager de venir y vivre. Bernard- Henri Lévy, lui, a en horreur la Russie de Poutine, celle des « Nasi », des assassins de Politkovskaïa, de la Tchétchénie, de la Géorgie.

Tous les deux ont à la fois complètement raison et complètement tort. La duplicité individuelle, psychologique, que j’évoquais, a pour pendant une même duplicité politique.

A vrai dire, je n’en peux plus de lire la presse occidentale sur la Russie et sur tous les anciens pays de l’Est. Toujours les mêmes clichés, la même arrogance et la même ignorance : la misère, la mafia, les milliardaires, l’insécurité, la prostitution, la dictature. Tout cela m’apparaît extraordinairement faux et réducteur.


















J’exprimerai très simplement pourquoi, moi, j’aime tous ces pays. J’étais cet après-midi au cimetière Waganskoje ; sur la tombe d’Essenine, une vieille femme déclamait à haute voix ses poèmes. En Russie, on a le culte de la littérature et de la lecture. Sauf à être une brute, il n’est pas concevable de ne pas connaître tous les grands auteurs et c’est pourquoi dans le métro, dans les parcs, les cafés, on rencontre tant de gens absorbés dans la lecture d’un gros livre. De même, le foyer le plus modeste abrite une bibliothèque souvent volumineuse.



Je suis désolée mais cela suffit à montrer ce qui différencie l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est.

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