dimanche 30 novembre 2008

La guerre polono-russe sous le drapeau rouge et blanc













WALKUSKI

Fond sonore : Tomasz Stanko puis Michal Urbaniak et enfin Jan Garbarek

A Varsovie, il y a des centres commerciaux gigantesques, aériens, avec des escalators qui plongent dans les nuages au milieu de boutiques étoilées. Des librairies au milieu des quelles on peut déjeuner à tout moment. C’est jeune et c’est chic, contraste saisissant avec les années de fer, les années de plomb.

La vieille ville, le Stare Miasto, évoque irrésistiblement le Gamla Stan de Stockholm ; mais rien à faire, elle fera toujours artificielle, reconstitution de musée, attraction touristique. On ne retrouvera jamais la Varsovie extraordinairement bigarrée, multiculturelle, celle qu’a décrite l’écrivain yiddish, Isaac Bashevis Singer.

En France, les media ont forgé des Polonais une image monstrueuse, d’une incroyable arrogance : culs-bénits et antisémites.















Sur l’antisémitisme, mon point de vue étonnera peut-être et ne sera probablement pas compris : dans aucun autre pays européen, la culture juive n’est plus présente qu’en Pologne. Plusieurs siècles de cohabitation continuent en effet d’imprégner les mentalités et l’attitude générale devant la vie. La conscience tragique, l’exacerbation de l’horreur, la fierté, la conscience sexuelle, tout cela est profondément commun aux juifs et aux polonais.

Vous comprendrez cela en revoyant le théâtre de Tadeusz Kantor ou plus simplement en allant voir le dernier film de Jerzy Skolimowski : « Quatre nuits avec Anna ». L’horreur et le miracle de l’amour, voilà ce que nous pouvons ressentir en commun.

En France, on se targue de combattre impitoyablement l’antisémitisme mais on ignore tout de la culture juive et celle-ci est dépourvue de toute influence, voire de toute expression. L’identité juive n’y existe pas, ce qui est peut-être la forme achevée de l’esprit républicain. Mais cette dénégation, cette sombre ignorance, est aussi le signe d’une terreur ambiante.

En Europe Centrale, de Vilnius à Budapest, via Kiev, le judaïsme demeure une expérience existentielle, y compris pour les non-juifs. Que peut-on d’ailleurs comprendre à Jérusalem sans connaître l’Europe Centrale ?













Leszek ZEBROWSKI

Sur la religion catholique, on est certes généralement croyant et pratiquant mais c’est pour avoir quelque chose à transgresser. Kieslowski l’a magnifiquement mis en lumière dans ses « Dix commandements ».
L’image d’un pays arriéré ne résiste d’ailleurs pas à l’examen de la prolifération culturelle de ces dernières années. Curieusement, même durant la période communiste, la Pologne a réussi à se maintenir à l’avant-garde artistique.

En littérature, la modernité c’est aujourd’hui Dorota Maslowska, une toute jeune fille qui a écrit, à 19 ans, un livre culte : « la guerre polono-russe sous le drapeau rouge et blanc ». Ce titre magnifique a été absurdement traduit en français par « Polococktail-Party ». Evidemment, on est déçu si on s’attend à un énième récit des guerres ancestrales entre la Pologne et la Russie, à une resucée du vieux fond nationaliste tellement effrayant et hélas toujours présent. Mais justement, ce sont ces vieux démons que Dorota Maslowska s’empresse d’enterrer. Place à la modernité démocratique.

















C’est l’invention d’un nouveau langage, d’une verve folle. Une déambulation nocturne après une défonce aux amphétamines, des virées dans des discothèques, des amours qui finissent mal et des rêves qui tournent à la crise de rage. Du Houellebecq en plus noir, en plus trash mais avec les habits splendides d’une jeune fille.

dimanche 23 novembre 2008

Eastern Railway

























Rafal OLBINSKI

Et Hop ! une petite journée de train et me voici à Varsovie, à Warszawa plus précisément. Il faut absolument voyager en train dans les pays slaves, c’est le théâtre permanent de l’extravagance. Et puis, j’ai traversé mon pays favori, la Biélorussie ou le Belarus, le pays miraculeusement préservé du Père Ubu. J’espère très fort que ce petit pays délirant continuera d’exister longtemps pour moi seule.




















Kazimierz MIKULSKI

De même qu’à Paris, je hante le parc Monceau, à Varsovie, c’est le parc Lazienki que je visite quotidiennement. Mon grand plaisir est de venir y nourrir les très nombreux écureuils roux qui viennent manger dans votre main. On les fait venir en les appelant d’un prénom féminin « Basia, Basia ! ». Et puis, il y a tous les dimanches, au pied de la statue, un concert Chopin, éclatant et presque violent, très éloigné des berceuses à la française.
























MIKULSKI

Traversant la Pologne par le train dans les années 80, alors qu’il se rendait en Chine, le travel-writer américain, Paul Theroux, avait déclaré des Polonais qu’ils étaient le peuple le plus doux de la terre. C’est sans doute largement vrai. Ce n’est pas seulement la persistance d’un code d’honneur et de politesse partout ailleurs largement révolu ou l’absence presque totale de délinquance (comme au Japon, vous pouvez encore oublier votre sac ou votre appareil photo dans un café, il vous sera presque à coup sûr rapporté); c’est surtout qu’en Pologne, peut-être plus encore qu’en Russie ou en Ukraine, la solitude n’existe pas et que vous ne vous y sentirez jamais perdu et abandonné. Faites l’expérience de débarquer en pleine nuit, sans argent, dans un bled improbable du style Zbaszynek ou Wieolople Skrzynskie; très probablement, vous rencontrerez quelqu’un qui vous accueillera et vous hébergera. L’intégration sociale très forte (peu de clochards, peu de personnes âgées dans les hospices) repose sur une attention accordée à l’autre. C’est extrêmement sécurisant. Revers de la médaille : c’est aussi très oppressant et il faut apprendre à vivre sous le regard du groupe.

dimanche 16 novembre 2008

Le fantôme des tsars et l'innocence retrouvée


























Leon BAKST

Comme il pleut continuellement, je me réfugie dans les salons de l’Hôtel Metropol pour lire et observer. C’est un lieu magnifique, un accomplissement de l’Art Nouveau qui donne une idée de la vie brillante de l’aristocratie russe au début du 20ème siècle. A ma déception, je ne parviens pas à me faire passer pour française et tout le monde m’identifie comme russe ou pire comme ukrainienne, ce qui n’induit pas les mêmes rapports.

Je n’arrive pas à lire de romans policiers. Même la trilogie de Stieg Larsson m’est rapidement tombée des mains. Trop de clichés, trop prévisible. En revanche, je n’arrête pas de lire et relire la vie des tsars et tsarines de Russie. Il y a tout ce qu’il faut, et même plus, comme grands criminels, imposteurs, sombres brutes, débiles profonds, pervers sadiques, parricides, hétaïres, mères incestueuses. Je souris toujours lorsque l’on évoque la débauche de la cour française. Mes figures favorites : la Grande Catherine bien sûr, « la lumière venue du Nord » ; je suis également fascinée par la cruauté, la violence et la débauche des trois tsarines qui l’ont précédée : Catherine 1ère, Anne et Elisabeth 1ère.
























En Russie, le crime et la violence ont toujours été les moteurs de l’histoire. Toute société est fondée sur un crime commis en commun, comme l’a dit Freud, comme s’il effectuait une véritable analyse de l’histoire russe. Cela signifie, si l’on suit Freud, que la convivialité est forcée et que dans cette contrainte s’entend une culpabilité sourde, l’angoisse de l’angoisse. Il n’y a par conséquent pas de bonne société et tout projet visant à « ensembliser » l’humanité est faux par nature. Au panier donc, les religions et les utopies politiques et même la navrante démocratisation sexuelle en cours.

A rebours de cette vision freudienne, le projet « social » moderne, c’est la pacification complète, le dépassement de la violence, la saturation du désir, l’effacement du crime. Vertueux et donc innocents, tel est notre horizon politique. Son achèvement, sa forme totalitaire, c’est la banalisation de l’imaginaire et le renforcement de la morale sexuelle.


Sur un mode différent, le projet politique de la Russie d’aujourd’hui est de retrouver l’innocence perdue avec sa tentative de reconstitution de l’Imperium. C’est la puissance et la dépendance. La dictature de l’homo sovieticus présentait un avantage essentiel : évacuer toute culpabilité en nous entretenant dans l’illusion de la puissance et nous permettre de vivre dans une joyeuse irresponsabilité. Traumatisme psychologique avec la chute du communisme : nous nous sommes découverts coupables et haïs. Tout le monde nous méprisait et nous détestait. Je me souviens qu’à Prague on refusait de me servir dans les restaurants. Le dépeçage de l’Union Soviétique a été vécu comme une humiliation avec tous ces pays pressés de se séparer de ces russes alcooliques et paresseux. Débarrassés de la Russie, on ne pouvait que devenir plus riches.

























Ironie du destin, les choses ne se sont pas exactement passées ainsi. Il y a d’abord eu le sursaut lié à l’identification avec les Serbes, ces frères orthodoxes victimes d’une injustice qui réveillaient le souvenir des glorieuses guerres balkaniques russes. Et puis la fantastique expansion pétrolière qui a rendu tout à coup le passeport russe éminemment désirable et fait de la Russie un pays d’immigration. Cruauté de l’histoire : les ukrainiens et les géorgiens, épris de démocratie et de reconnaissance européenne, rêvent maintenant de travailler en Russie. L’économie a raison de toutes les convictions politiques altruistes.

Alors l’Imperium ? Installer des fusées à Kaliningrad, là-même (Königsberg) où vivait Emmanuel Kant, l’auteur du « Projet de paix perpétuelle », tout près également de la maison d’été de Thomas Mann à Nida. Tout César est un imposteur, ce mâle plus mâle que les autres qui joue de l’imbrication profonde de la dépendance et de la puissance. Un retour à la horde primitive qui n’a heureusement qu’un temps mais se conclut un jour tragiquement.

mardi 11 novembre 2008

Les orgues de la Russie jouent la nuit












Vanessa Winship

Je suis attablée au restaurant géorgien « U Pirosmani » à Moscou, juste en face du monastère de Novodievitchi. C’est l’un de mes lieux favoris, j’en aime l’insidieuse mélancolie. Il pleut, il fait délicieusement froid, la nuit est tombée dès cinq heures et je frémis de contentement. Le monastère illuminé, avec ses murs d’enceinte rouge sang et ses tours couronnées d’or, se reflète dans le lac au milieu des roseaux. A côté, le cimetière arboré avec des recoins presque sauvages : la tombe de Maïakovski ! et aussi celles de Tchekhov, Boulgakov, Gogol…

Moscou, c’est la plus belle ville du monde, une magnifique machine à rêver, l’enfance ressuscitée. Le Kremlin, la Place Rouge, Sergueï Possad et « l’anneau d’or », aucun autre monument ne peut susciter en moi pareille vibration : le mystère et l’épouvante !

Et puis, l’espace immense : pays de la démesure en comparaison duquel tous les autres, même les Etats-Unis, semblent petits, étriqués. C’est l’Imperium et sa capitale, avec tout ce que cela implique : la terreur policière et le monstre étatique, mais aussi l’ouverture cosmopolite. A Moscou, je me sens ainsi en contact direct avec l’Asie. Tout est à la fois très loin et en même temps très proche : on vit en contiguïté avec Vladivostok, Irkoutsk, Samarkand, Bakou et même Oulan-Bator, Pékin, voire Tokyo. Il ne s’agit que de quelques nuits de Transsibérien. Ma grande distraction, c’est d’aller rêver devant le tableau d’affichage de la gare de Iaroslav, avec ses toits verts et son style art nouveau.


















Kandinsky

L’espace et aussi la nature. Moscou baigne dans la verdure, avec des parcs gigantesques où se promener, courir, faire des rencontres. Une nature, que je n’aime habituellement pas, mais qui, ici, me plaît. Elle n’a rien de pacifié ; elle est rebelle, proliférante, inextricable.

Surtout, je suis émerveillée par les gens. A Paris, on se fait la gueule et on passe pour bizarre si on s’adresse à quelqu’un dans la rue. A Moscou, on rencontre une dizaine de nouvelles personnes chaque jour. C’est même fatiguant mais chaque personne rencontrée m’apparait toujours étonnante, déconcertante, en tous les cas jamais formatée et ennuyeuse. Le droit à une certaine anormalité, c’est vraiment une réalité chez les slaves et cela relativise beaucoup la liberté de pensée que l’on croit avoir en Europe de l’Ouest. L’âme slave, c’est évidemment une bêtise, mais le fait est qu’il y a une dualité du code mental des slaves qu’avait remarquée Freud lui-même dans l’analyse de l’un de ses plus célèbres patients, Pankejev, l’homme aux loups, un russe d’Odessa. A l’instar des héros de Dostoïevski, les slaves sont facilement doubles et ambivalents et ils tirent leur force de cette ambiguïté même. Etre à la fois criminel et pêcheur et avoir de grands principes éthiques.

















Andreï Smirnov

Je me remémore le récent livre d’entretiens entre Michel Houellebecq et Bernard- Henri Lévy. C’est bon, c’est même très bon, n’en déplaise aux médiocres pleins de fiel. A un moment, ils évoquent l’un et l’autre la Russie. Michel Houellebecq, qui a séjourné à Moscou en compagnie de Frédéric Beigbeder (ce magnifique histrion dont j’ai malheureusement trouvé nullissime le dernier livre en Russie) a été enthousiasmé par l’énergie et le dynamisme du pays, sa volonté de vivre, ses boîtes délirantes, ses créatures de rêve, « ses blondes somptueuses », au point d’envisager de venir y vivre. Bernard- Henri Lévy, lui, a en horreur la Russie de Poutine, celle des « Nasi », des assassins de Politkovskaïa, de la Tchétchénie, de la Géorgie.

Tous les deux ont à la fois complètement raison et complètement tort. La duplicité individuelle, psychologique, que j’évoquais, a pour pendant une même duplicité politique.

A vrai dire, je n’en peux plus de lire la presse occidentale sur la Russie et sur tous les anciens pays de l’Est. Toujours les mêmes clichés, la même arrogance et la même ignorance : la misère, la mafia, les milliardaires, l’insécurité, la prostitution, la dictature. Tout cela m’apparaît extraordinairement faux et réducteur.


















J’exprimerai très simplement pourquoi, moi, j’aime tous ces pays. J’étais cet après-midi au cimetière Waganskoje ; sur la tombe d’Essenine, une vieille femme déclamait à haute voix ses poèmes. En Russie, on a le culte de la littérature et de la lecture. Sauf à être une brute, il n’est pas concevable de ne pas connaître tous les grands auteurs et c’est pourquoi dans le métro, dans les parcs, les cafés, on rencontre tant de gens absorbés dans la lecture d’un gros livre. De même, le foyer le plus modeste abrite une bibliothèque souvent volumineuse.



Je suis désolée mais cela suffit à montrer ce qui différencie l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est.

samedi 1 novembre 2008

Le Tango de la Tueuse



Oui ! Voilà la fête des morts et je suis transportée de joie. Le 1er novembre est pour moi le plus beau jour de l’année. J’ai la nostalgie des cimetières en Pologne ou en Russie, inondés par un fleuve de feu, la flamme vacillante de milliers de bougies, et recouverts de fleurs éclatantes se mêlant aux premières neiges. Le village entier qui passait la journée avec les morts, dialoguant avec eux, partageant même un repas, une pomme, un verre de vodka.
 

En France, on a peur des morts, on ne veut pas être en contact avec eux, les cimetières sont tristes et vides. Dernière tendance : on se fait de plus en plus souvent incinérer, officiellement par esprit laïc ou pour des raisons sordidement matérielles et écologiques, en réalité par haine de son entourage et esprit de vengeance posthume.

Je trouve très bien que les religions orthodoxe, musulmane et juive continuent d’interdire la crémation. Que penser d’une culture incapable d’affronter la mort ? Se souvenir de Hegel : la liberté implique et présuppose la mort et la mort est en ce sens le mobile premier de l’Histoire.


Le 1er novembre, j’en rajoute encore et je m’habille hyper sexy en surlignant mon maquillage. Ah ! ces balafres fétichistes de mon visage, le rouge absolu de mes lèvres et le khôl noir et gris de mes yeux. Je vais même jusqu’à mettre ma lingerie la plus ravageuse avec l’intention de l’exhiber inopinément. Mauvais goût sans doute mais comment oublier que la mort est sexy ?

Je sors, une rose rouge dans une main; dans l’autre, mon pistolet d’alarme. Le revolver surréaliste d’André Breton rêvant de tirer au hasard dans la foule.

Dans le métro, je chante à tue-tête, mon I-Pod rivé sur les oreilles. J’adore prendre le métro, pour le simple plaisir d’accrocher le regard de mes voisines et de les glacer ensuite jusqu’aux tréfonds lorsqu’elles s’aventurent à me répondre. Mais aujourd’hui, je crois que je ne passe vraiment pas inaperçue. Il faut dire que je me suis hyper shootée et pas seulement au Red Bull.

Alors, je descends au pont de Bir Hakeim et je m’en vais courir, telle Maria Schneider dans « le dernier tango », sous le viaduc ferroviaire. Ce long tunnel que forment les colonnades métalliques est à la fois oppressant et énergisant. Le parcourir est une charge érotique très forte.

C’est l’image même de la vie, de son glissement heurté… sans que l’on sache si, à la fin, on débouchera sur la pleine lumière ou sur un puits noir et sans fond.









J'ai terminé ma journée en allant pleurer sur quelques tombes qui m'étaient chères : Delphine Seyrig, Joris-Karl Huysmans, Roger Caillois à Montparnasse; Sadegh Hedayat au Père Lachaise; Cyprian Norwid à Montmorency.