dimanche 26 octobre 2008

"Extension du domaine de la manipulation"







Lech MAJEWSKI

Donc je mène une vie presque normale,… en apparence, parmi vous, les vivants. Je travaille même. Mon truc, c’est la gestion et la finance. J’ai fait de bonnes études, alors j’exerce à haut niveau. J’aime les chiffres, ils me parlent, ils sont vivants ; et puis il faut être très rapide et avoir l’esprit de synthèse. Aller vite et à l’essentiel, c’est comme ça que je fonctionne. Je n’aime pas les obsessionnels, les perfectionnistes qui n’avancent jamais.

D’une certaine manière donc, je ne suis absolument pas « littéraire». D’ailleurs, on me fait bien comprendre quand je rencontre des « intellectuels » (i.e. titulaires d’un Capes de lettres modernes ou d’une maîtrise de sociologie et militants altermondialistes) que je suis forcément nullarde et inculte.

Bah ! si ça peut consoler …mais ce qui est drôle en France, c’est que chacun se sent autorisé à proférer les pires âneries en matière économique ; en revanche, dans le domaine artistique, il faut vraiment être personnalité qualifiée.

Je ne suis donc pas une « intellectuelle » mais je connais du moins le monde du travail et de l’entreprise. Ce n’est sûrement pas exaltant, c’est même terrible mais c’est très instructif et c’est, en tous cas, la vie réelle de l’immense majorité des gens. C’est étonnant, Michel Houellebecq est pratiquement le seul écrivain qui ait su évoquer la réalité prosaïque et triviale de l’entreprise. Les autres, on a l’impression qu’ils vivent complètement « out », plus ou moins « précaires », à la campagne ou « intermittents du spectacle ». Avec leurs introspections narcissico-écologistes, on est évidemment loin du roman-monde américain.













Ce qui m’intéresse surtout, c’est un phénomène majeur, passé pratiquement inaperçu : le bouleversement, depuis le début des années 80, des relations au sein des entreprises. Finie la société disciplinaire, la hiérarchie verticale, on fait maintenant de l’horizontal et du transversal. On ne vous offre plus seulement un travail, mais des valeurs, une identité, un accomplissement personnel. On est désormais censés s’éclater dans son travail grâce à la conquête d’une pleine responsabilité et d’une nouvelle autonomie. L’aboutissement le plus délirant, qui me fait personnellement hurler de rire : le « coaching » qui doit favoriser la pleine réalisation de soi.

D’une certaine manière, c’est l’achèvement de l’esprit démocratique : démocratie participative où chacun a pouvoir de proposition en tant qu’individu autonome et responsable. En contrepartie toutefois, il est évident que chacun est également invité (sommé de) à s’impliquer directement dans la vie de l’entreprise. D’un côté donc, l’exaltation d’une nouvelle liberté, de l’autre, une contrainte accrue : le poids d’une responsabilité qui vous culpabilise. Splendide injonction contradictoire : sois libre mais sois en même temps docile.

La philosophie ou la sociologie, c’est très intéressant. Mais Bourdieu, ça ne nous avance pas beaucoup. Pour être en prise avec le monde contemporain, il faut aussi consulter les multiples manuels de management qui fleurissent depuis une dizaine d’années ; on y parle de nouvelle gouvernance, de direction participative par objectifs, de déconcentration et d’association directe des personnels à la gestion, d’intéressement, mais aussi de business plans, de tableaux de bord, de grilles d’évaluation etc…

Jamais, l’entreprise à « visage humain » n’a été aussi angoissante.

C’est cela, cette grande manipulation que décrit bien Michela Marzano. Le « double bind ».

Cela dit, je suis moi-même une grande manipulatrice et travailler avec moi ne doit pas être facile même si c’est en apparence très cool. C’est en tout cas sûrement déconcertant. Je joue d’abord de mon énigme : impassible, insensible au stress, jamais énervée ; mais également distante, impénétrable, aucune familiarité, aucune évocation personnelle. Par ailleurs, je ne demande rien, je n’exige rien mais j’attends quand même implicitement. L’organisation, je déteste cela. Pas de fiche de poste, c’est réducteur. Des horaires élastiques, voire indéterminés, que je ne contrôle pas,… les congés, je ne sais pas trop non plus ; moi-même, je n’ai pas d’agenda, pas de planning, je change sans cesse mes rendez-vous, mes déplacements ; juste quelques habitudes, un comité de direction le lundi après-midi, après on se quitte et on se revoit la semaine suivante ; je ne sais jamais trop où sont les collaborateurs, mais je ne les perds jamais non plus car je les inonde de mails nuit et jour, à grands flots continus, sur mon BlackBerry.

Avec moi, on perd tous ses repères. Je sais donc être anxiogène mais l’important est peut-être, à ma décharge, que j’en aie conscience.

















Christian de Portzamparc

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