dimanche 22 juin 2008

Violence des échanges en milieu tempéré













Enki BILAL

La lecture d’Hannah Arendt est glaçante parce que nous comprenons bien qu’elle n’évoque pas seulement des systèmes totalitaires révolus mais qu’elle parle tout simplement des sociétés bureaucratiques contemporaines.

Soyons lucides : ce qui a permis le fascisme est encore présent dans notre univers professionnel et dans l’entreprise d’aujourd’hui. Simplement la forme de la domination a changé. Le sinistre bureaucrate, les petits chefs, irascibles et grotesques, ont disparu sauf peut-être dans quelque obscure sous-préfecture ou caisse de sécurité sociale. Ils avaient du moins pour qualité d’être entièrement haïssables et donc de susciter la rébellion.

Aujourd’hui, les choses sont beaucoup plus complexes car le monde de l’entreprise est paré d’une étrange séduction. Cet univers autrefois vieillot et frileux apparaît désormais à la pointe de la modernité.


L’entreprise était ringarde, c’est désormais elle qui ringardise tout le monde, voilà la vérité de ce début de 21 ème siècle. C’est le lieu où l’on s’éclate, rien de plus hype et trendy, c’est même devenu carrément chic et glamour ; nous y sommes tous jeunes, beaux, dynamiques, imprégnés d’idées progressistes.

Moi-même, je prends plaisir à arpenter nos magnifiques locaux avec vue imprenable, aménagés par un architecte d’intérieur et décorés d’œuvres d’art de bon goût. Notre hantise est d’être en retard d’une technologie. Je pianote donc continuellement sur mon BlackBerry en conduisant en même temps un entretien ; durant les réunions, j’exhibe fièrement mon Sony Vaio à la qualité d’image époustouflante, et je rappelle que je suis continuellement opérationnelle grâce à ma carte business everywhere. Pour ma voiture, j’ai évidemment exigé un équipement navigator et une liaison blue-tooth.

La modernité est exaltante. Elle est aussi décontractée, conviviale : sourire et tutoiement obligatoires.


L’ancienne société disciplinaire, bâtie sur le modèle militaire, a laissé place à une société d’ « euphorie perpétuelle », de satisfaction programmée, d’injonction d’épanouissement personnel.

Le pouvoir ne s’exerce donc plus par autorité hiérarchique directe mais en sollicitant notre adhésion obligatoire avec des gratifications symboliques. Tout repose non plus sur la contrainte et la répression mais sur le jeu et la manipulation des signes. Il s’agit de se différencier et dans ce jeu, il y a ceux qui sont autorisés à manipuler les signes, qui y ont légitimité, et ceux, la presque totalité, qui sont « out », obligés d’essayer de suivre mais continuellement déstabilisés et désorientés.

Mais pour le reste et sur le fond, rien n’a changé. Nous vivons bien un « fascisme éclairé » : déshumanisation des relations professionnelles et des tâches, personnes réduites au statut d’objet, élimination des éléments non productifs, technologies omniprésentes.











Un monde de violence symbolique. Le prolétaire ou l’esclave industriel ne sont plus les figures du monde capitaliste. Je vois plutôt aujourd’hui se lever la foule immense de ceux que Dostoïevski nommait « Humiliés et offensés ».

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