mardi 26 février 2008

L'enfer gris/L'enfer noir
















Van der Weyden
Le jugement dernier


De l’enfer, l’enfer noir, nous ne voulons rien savoir et nous préférons vivre dans la fiction d’une histoire qui serait le triomphe du bien et de la raison : un monde acidulé d’où serait expurgée la souffrance. Le mal, simple accident ? Pourtant, "ce qui est véritablement irrationnel, qui n'a pas d'explication, ce n'est pas le Mal, mais le Bien » (Imre Kertész). S’impose une évidence : « le Mal est le principe de la vie".

Dostoïevski lui-même, décrivant les bourreaux dans ses souvenirs de Sibérie, met l’accent sur les soubassements de la civilisation : « Vous êtes-vous aperçus que les sanguinaires les plus raffinés furent presque toujours des messieurs extrêmement civilisés ? Les instincts bestiaux sont en germe presque dans tous nos contemporains ».

Durant quatre années, Dostoïevski a vécu l’enfer, l’enfer noir du bagne. Et pourtant, il écrit : « Oh, c’était un grand bonheur pour moi : la Sibérie, le bagne ! On dit que c’est monstrueux, scandaleux, on parle d’une espèce de révolte légitime…monceau d’inepties ! C’est là seulement que j’ai commencé à mener une vie saine, heureuse, c’est là que je me suis senti moi-même. Mes meilleures pensées me sont venues à cette époque ! Oh ! si seulement vous pouviez vous aussi être envoyé au bagne ! »

Propos renversants…mais au sein de l’enfer noir, il y a toujours l’espoir, l’espoir d’une rédemption, d’un au-delà de la condition humaine limitée et bornée.

Dans l’enfer noir, Dostoïevski découvre l’illimité, l’infini. Revenu à la vie normale, parcourant l’Europe, il décrira par opposition la culture occidentale comme un enfer gris. L’enfer gris de la vie ordinaire, quotidienne, du monde industriel ; celle de la finitude, enfermée sans fin dans la répétition et la banalité, expurgée de la souffrance et du mal. L’enfer kafkaïen, l'enfer terne de la domination de la technique où « nous nous sommes tous déshabitués de vivre ».

Dénoncer l’imposture d’une culture refoulant son essence criminelle, retrouver la conscience tragique de la mort et du mal pour échapper à notre condition d’hommes sans qualités.


Méditer ces propos stupéfiants d’Imre Kertész à la fin d’ «Etre sans destin » : "Là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. (...) Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions. Si jamais on m'en pose. Et si je ne l'ai pas moi-même oublié."


Et puis aussi : les femmes qui se refont une beauté à l'arrivée du train, le lever du soleil…

samedi 23 février 2008

La Sainte Russie, la Sublime Porte, Belgrade et la philosophie des Lumières








L'impératrice rouge



Catherine la Grande s’est passionnée pour la philosophie des Lumières, même si elle a plus tard rejeté et abhorré la Révolution française. Correspondance fournie avec d’Alembert et Voltaire, réception, pendant de longs mois, de Denis Diderot à Saint Petersbourg.

Même si elle était d‘origine allemande, Catherine incarnait bien, comme Pierre le Grand, la mentalité russe : la blessure certes d’un sentiment d’infériorité mais surtout, en compensation forte, sa volonté de modernité à tout prix. Etre absolument moderne, cette devise s’est perpétuée jusque dans la prise du pouvoir par les bolcheviques mais plus encore aujourd’hui. Allez vous promener rue Tverskaïa à Moscou et vous me comprendrez tout de suite lorsque vous aurez croisé ces jeunes gens sublimes, aériens qui n’escomptent rien que d’eux-mêmes. Il n’y a que les français pour croire que le train de la modernité va les attendre.


Mais il n’y a pas que la modernité, il y a aussi l’archaïsme de l’âme russe, c'est-à-dire l’orthodoxie et le césaro-papisme. Au nom de ce mélange détonnant, Catherine va initier ces nombreuses guerres contre la Turquie qui aboutiront, plus d’un siècle plus tard, à la libération d’une grande partie de l’Europe du joug ottoman et à la renaissance des états des Balkans. Formidable victoire étrangement passée sous silence, surtout en France.

La Sublime Porte, l'Asie Centrale, l'Afghanistan...., le choc des civilisations..., la Russie l’a pratiqué et assumé. Etrangement, durant la guerre de Crimée à Sébastopol, la France et l'Angleterre avaient en revanche déjà soutenu l'obscurantisme ottoman contre la Russie.

Aujourd’hui, la vieille Europe et les Etats-Unis soutiennent le Kosovo ou plutôt la tête de pont européenne d’un grand axe américano-turc.
Washington : de Tirana à Astana, la création d'un tampon entre la Chine et la Russie, jusqu’au bout de l’Asie Centrale, partant de Pristina-Tirana vers Samarkand et Tachkent, via Istanbul, Bakou, Achkhabad, Astana, Bichkek. Toutes villes et pays peu réputés pour leur modernité et leur esprit démocratique.

Les Albanais qui ont composé avec l’occupant turc en se convertissant à l’Islam pour des motifs purement économiques. Les Serbes magnifiquement fiers qui ont résisté pendant plus de cinq siècles.

Allez à Belgrade, car c’est là qu’est l’Europe; déambulez dans la rue Strahinjicala ou la rue piétonne de Knez Mihajlova, admirez ses gourmandes bimbo- girls aux tenues affolantes, allez de cafés en cafés, de restaurants en restaurants de Kneza Mihaila ou de Skandarlija dans le Montmartre belgradois, explorez les multiples librairies, pillez les marchands de disques puis les boutiques d’antiquaires, terminez enfin votre journée dans l’une des innombrables et folles boîtes de nuit. "Belgrade by night" déchiré, non par les bombes de l'Alliance du printemps 1999, mais par les lasers des boîtes de nuit en plein air.
"Ne rien faire que boire, chanter, mater les gens et danser toute la nuit. Parler pour ne rien dire... Une vie de non-sens, quoi !" Ville électrique, explosive, où les regards s’entrecroisent, où s’imprime la brûlure instantanée des rencontres.
La densité de la vie, l'égalité des femmes c'est à Belgrade que vous l'éprouverez et non dans les villes de l'axe américano-turc.